369 Mme Verdurin attendait donc les invitées du baron

Mme Verdurin attendait donc les invitées du baron avec une certaine émotion. Elle n'allait pas tarder à savoir l'état d'esprit où elles venaient, et les relations que la Patronne pouvait espérer avoir avec elles. En attendant, Mme Verdurin se consultait avec les fidèles, mais voyant Charlus qui entrait avec Brichot et moi, elle s'arrêta net.

À notre grand étonnement, quand Brichot lui dit sa tristesse de savoir que sa grande amie était si mal, Mme Verdurin répondit : « Écoutez, je suis obligée d'avouer que de tristesse je n'en éprouve aucune. Il est inutile de feindre les sentiments qu'on ne ressent pas… » Sans doute elle parlait ainsi par manque d'énergie, parce qu'elle était fatiguée à l'idée de se faire un visage triste pour toute sa réception, par orgueil, pour ne pas avoir l'air de chercher des excuses à ne pas avoir décommandé celle-ci, par respect humain pourtant et habileté, parce que le manque de chagrin dont elle faisait preuve était plus honorable s'il devait être attribué à une antipathie particulière, soudain révélée, envers la princesse, qu'à une insensibilité universelle, et parce qu'on ne pouvait s'empêcher d'être désarmé par une sincérité qu'il n'était pas question de mettre en doute : si Mme Verdurin n'avait pas été vraiment indifférente à la mort de la princesse, eût-elle été, pour expliquer qu'elle reçût, s'accuser d'une faute bien plus grave ? On oubliait que Mme Verdurin eût avoué, en même temps que son chagrin, qu'elle n'avait pas eu le courage de renoncer à un plaisir ; or la dureté de l'amie était quelque chose de plus choquant, de plus immoral, mais de moins humiliant, par conséquent de plus facile à avouer, que la frivolité de la maîtresse de maison. En matière de crime, là où il y a danger pour le coupable, c'est l'intérêt qui dicte les aveux. Pour les fautes sans sanction, c'est l'amour-propre. D'ailleurs, soit que trouvant sans doute bien usé le prétexte des gens qui, pour ne pas laisser interrompre par les chagrins leur vie de plaisirs, vont répétant qu'il leur semble vain de porter extérieurement un deuil qu'ils ont dans le coeur, Mme Verdurin préférât imiter ces coupables intelligents à qui répugnent les clichés de l'innocence et dont la défense – demi-aveu sans qu'ils s'en doutent – consiste à dire qu'ils n'auraient vu aucun mal à commettre ce qui leur est reproché, que par hasard, du reste, ils n'ont pas eu l'occasion de faire, soit qu'ayant adopté pour expliquer sa conduite la thèse de l'indifférence, elle trouvât, une fois lancée sur la pente de son mauvais sentiment, qu'il y avait quelque originalité à l'éprouver, une perspicacité rare à avoir su le démêler, et un certain « culot » à le proclamer ainsi, Mme Verdurin tint à insister sur son manque de chagrin, non sans une certaine satisfaction orgueilleuse de psychologue paradoxal, et de dramaturge hardi. « Oui, c'est très drôle, dit-elle, ça ne m'a presque rien fait. Mon Dieu, je ne peux pas dire que je n'aurais pas mieux aimé qu'elle vécût, ce n'était pas une mauvaise personne. – Si, interrompit M. Verdurin. – Ah ! lui ne l'aime pas parce qu'il trouvait que cela me faisait du tort de la recevoir, mais il est aveuglé par ça. – Rends-moi cette justice, dit M. Verdurin, que je n'ai jamais approuvé cette fréquentation. Je t'ai toujours dit qu'elle avait mauvaise réputation. – Mais je ne l'ai jamais entendu dire, protesta Saniette. – Mais comment ? s'écria Mme Verdurin, c'était universellement connu, pas mauvaise, mais honteuse, déshonorante. Non, mais, ce n'est pas à cause de cela. Je ne saurais pas moi-même expliquer mon sentiment ; je ne la détestais pas, mais elle m'était tellement indifférente que, quand nous avons appris qu'elle était très mal, mon mari lui-même a été étonné et m'a dit : “On dirait que cela ne te fait rien.” Mais tenez, ce soir, il m'avait offert de décommander la répétition, et j'ai tenu au contraire à la donner, parce que j'aurais trouvé une comédie de témoigner un chagrin que je n'éprouve pas. » Elle disait cela parce qu'elle trouvait que c'était curieusement « théâtre libre », et aussi que c'était joliment commode ; car l'insensibilité ou l'immoralité avouée simplifie autant la vie que la morale facile ; elle fait des actions blâmables, et pour lesquelles on n'a plus alors besoin de chercher d'excuses, un devoir de sincérité. Et les fidèles écoutaient les paroles de Mme Verdurin avec ce mélange d'admiration et de malaise que certaines pièces cruellement réalistes et d'une observation pénible causaient autrefois ; et tout en s'émerveillant de voir leur chère Patronne donner une forme nouvelle de sa droiture et de son indépendance, plus d'un, tout en se disant qu'après tout ce ne serait pas la même chose, pensait à sa propre mort et se demandait si, le jour qu'elle surviendrait, on pleurerait ou on donnerait une fête au quai Conti. « Je suis bien content que la soirée n'ait pas été décommandée, à cause de mes invités », dit M. de Charlus, qui ne se rendit pas compte qu'en s'exprimant ainsi il froissait Mme Verdurin.

Cependant j'étais frappé, comme chaque personne qui approcha ce soir-là Mme Verdurin, par une odeur assez peu agréable de rhino-goménol. Voici à quoi cela tenait. On sait que Mme Verdurin n'exprimait jamais ses émotions artistiques d'une façon morale, mais physique, pour qu'elles semblassent plus inévitables et plus profondes. Or, si on lui parlait de la musique de Vinteuil, sa préférée, elle restait indifférente, comme si elle n'en attendait aucune émotion. Mais après quelques minutes de regard immobile, presque distrait, elle vous répondait sur un ton précis, pratique, presque peu poli, comme si elle vous avait dit : « Cela me serait égal que vous fumiez mais c'est à cause du tapis, il est très beau, ce qui me serait encore égal, mais il est très inflammable, j'ai très peur du feu et je ne voudrais pas vous faire flamber tous, pour un bout de cigarette mal éteinte que vous auriez laissé tomber par terre. » De même pour Vinteuil. Si on en parlait, elle ne professait aucune admiration, mais au bout d'un instant exprimait d'un air froid son regret qu'on en jouât ce soir-là : « Je n'ai rien contre Vinteuil ; à mon sens, c'est le plus grand musicien du siècle, seulement je ne peux pas écouter ces machines-là sans cesser de pleurer un instant (elle ne disait nullement « pleurer » d'un air pathétique, elle aurait dit d'un air aussi naturel « dormir », certaines méchantes langues prétendaient même que ce dernier verbe eût été plus vrai, personne ne pouvant du reste décider, car elle écoutait cette musique-là la tête dans ses mains, et certains bruits ronfleurs pouvaient après tout être des sanglots). Pleurer ça ne me fait pas mal, tant qu'on voudra, seulement ça me fiche après des rhumes à tout casser. Cela me congestionne la muqueuse, et quarante-huit heures après, j'ai l'air d'une vieille poivrote et, pour que mes cordes vocales fonctionnent, il me faut faire des journées d'inhalation. Enfin un élève de Cottard… – Oh ! mais à ce propos, je ne vous faisais pas mes condoléances, il a été enlevé bien vite, le pauvre professeur ! – Hé bien oui, qu'est-ce que vous voulez, il est mort, comme tout le monde, il avait tué assez de gens pour que ce soit son tour de diriger ses coups contre lui-même. Donc, je vous disais qu'un de ses élèves, un maître délicieux, m'avait soignée pour cela. Il professe un axiome assez original : “Mieux vaut prévenir que guérir.” Et il me graisse le nez avant que la musique commence. C'est radical. Je peux pleurer comme je ne sais pas combien de mères qui auraient perdu leurs enfants, pas le moindre rhume. Quelquefois un peu de conjonctivite, mais c'est tout. L'efficacité est absolue. Sans cela je n'aurais pu continuer à écouter du Vinteuil. Je ne faisais plus que tomber d'une bronchite dans une autre. »

Je ne pus plus me retenir de parler de Mlle Vinteuil. « Est-ce que la fille de l'auteur n'est pas là ? demandai-je à Mme Verdurin, ainsi qu'une de ses amies ? – Non, je viens justement de recevoir une dépêche, me dit évasivement Mme Verdurin ; elles ont été obligées de rester à la campagne. » Et j'eus un instant l'espérance qu'il n'avait même peut-être jamais été question qu'elles vinssent, et que Mme Verdurin n'avait annoncé ces représentants de l'auteur que pour impressionner favorablement les interprètes et le public. « Comment, alors elles ne sont même pas venues à la répétition de tantôt ? » dit avec une fausse curiosité le baron qui voulut paraître ne pas avoir vu Charlie. Celui-ci vint me dire bonjour. Je l'interrogeai à l'oreille, relativement à l'excuse de Mlle Vinteuil. Il semblait fort peu au courant. Je lui fis signe de ne pas parler haut et l'avertis que nous en recauserions. Il s'inclina en me promettant qu'il serait trop heureux d'être à ma disposition entière. Je remarquai qu'il était beaucoup plus poli, beaucoup plus respectueux qu'autrefois. Je fis compliment de lui – de lui qui pourrait peut-être m'aider à éclaircir mes soupçons – à M. de Charlus, qui me répondit : « Il ne fait que ce qu'il doit, ce ne serait pas la peine qu'il vécût avec des gens comme il faut pour avoir de mauvaises manières. » Les bonnes, selon M. de Charlus, étaient les vieilles manières françaises, sans ombre de raideur britannique. Ainsi quand Charlie, revenant de faire une tournée en province ou à l'étranger, débarquait en costume de voyage chez le baron, celui-ci, s'il n'y avait pas trop de monde, l'embrassait sans façon sur les deux joues, peut-être un peu pour ôter par tant d'ostentation de sa tendresse toute idée qu'elle pût être coupable, peut-être pour ne pas se refuser un plaisir, mais plus encore sans doute par littérature, pour maintien et illustration des anciennes manières de France, et comme il aurait protesté contre le style munichois ou le modern style en gardant de vieux fauteuils de son arrière-grand-mère, opposant au flegme britannique la tendresse d'un père sensible du XVIIIe siècle qui ne dissimule pas sa joie de revoir un fils. Y avait-il enfin une pointe d'inceste, dans cette affection paternelle ? Il est plus probable que la façon dont M. de Charlus contentait habituellement son vice, et sur laquelle nous recevrons ultérieurement quelques éclaircissements, ne suffisait pas à ses besoins affectifs, restés vacants depuis la mort de sa femme ; toujours est-il qu'après avoir songé plusieurs fois à se remarier, il était travaillé maintenant d'une maniaque envie d'adopter, et que certaines personnes autour de lui craignaient qu'elle ne s'exerçât à l'égard de Charlie. Et ce n'est pas extraordinaire. L'inverti qui n'a pu nourrir sa passion qu'avec une littérature écrite pour les hommes à femmes, qui pensait aux hommes en lisant Les Nuits de Musset, éprouve le besoin d'entrer de même dans toutes les fonctions sociales de l'homme qui n'est pas inverti, d'entretenir comme l'amant des danseuses et le vieil habitué de l'Opéra, aussi d'être rangé, d'épouser ou de se coller avec un homme, d'être père.

Il s'éloigna avec Morel, sous prétexte de se faire expliquer ce qu'on allait jouer, trouvant surtout une grande douceur, tandis que Charlie lui montrait sa musique, à étaler ainsi publiquement leur intimité secrète. Pendant ce temps-là j'étais charmé. Car, bien que le petit clan comportât peu de jeunes filles, on en invitait pas mal par compensation les jours de grandes soirées. Il y en avait plusieurs, et de fort belles, que je connaissais. Elles m'envoyaient de loin un sourire de bienvenue. L'air était ainsi décoré de moment en moment d'un beau sourire de jeune fille. C'est l'ornement multiple et épars des soirées, comme des jours. On se souvient d'une atmosphère parce que des jeunes filles y ont souri.

On eût par ailleurs été bien étonné si l'on avait noté les propos furtifs que M. de Charlus avait échangés avec plusieurs hommes importants de cette soirée. Ces hommes étaient deux ducs, un général éminent, un grand écrivain, un grand médecin, un grand avocat. Or les propos avaient été : « À propos, avez-vous su si le valet de pied, non, je parle du petit qui monte sur la voiture… Et chez votre cousine Guermantes, vous ne connaissez rien ? – Actuellement non. – Dites donc, devant la porte d'entrée, aux voitures, il y avait une jeune personne blonde, en culotte courte, qui m'a semblé tout à fait sympathique. Elle m'a appelé très gracieusement ma voiture, j'aurais volontiers prolongé la conversation. – Oui, mais je la crois tout à fait hostile, et puis ça fait des façons, vous qui aimez que les choses réussissent du premier coup, vous seriez dégoûté. Du reste, je sais qu'il n'y a rien à faire, un de mes amis a essayé. – C'est regrettable, j'avais trouvé le profil très fin et les cheveux superbes. – Vraiment, vous trouvez ça si bien que ça ? Je crois que si vous l'aviez vue un peu plus, vous auriez été désillusionné. Non, c'est au buffet qu'il y a encore deux mois vous auriez vu une vraie merveille, un grand gaillard de deux mètres, une peau idéale, et puis aimant ça. Mais c'est parti pour la Pologne. – Ah ! c'est un peu loin. – Qui sait ? ça reviendra peut-être. On se retrouve toujours dans la vie. » Il n'y a pas de grande soirée mondaine, si pour en avoir une coupe on sait la prendre à une profondeur suffisante, qui ne soit pareille à ces soirées où les médecins invitent leurs malades, lesquels tiennent des propos fort sensés, ont de très bonnes manières, et ne montreraient pas qu'ils sont fous s'ils ne vous glissaient à l'oreille en vous montrant un vieux monsieur qui passe : « C'est Jeanne d'Arc. »

 

« Je trouve que ce serait de notre devoir de l'éclairer, dit Mme Verdurin à Brichot. Ce que je fais n'est pas contre Charlus, au contraire. Il est agréable et quant à sa réputation je vous dirai qu'elle est d'un genre qui ne peut pas me nuire ! Même moi, qui pour notre petit clan, pour nos dîners de conversation, déteste les flirts, les hommes disant des inepties à une femme dans un coin au lieu de traiter des sujets intéressants, avec Charlus je n'avais pas à craindre ce qui m'est arrivé avec Swann, avec Elstir, avec tant d'autres. Avec lui j'étais tranquille, il arrivait là à mes dîners, il pouvait y avoir toutes les femmes du monde, on était sûr que la conversation générale n'était pas troublée par des flirts, des chuchotements. Charlus c'est à part, on est tranquille, c'est comme un prêtre. Seulement il ne faut pas qu'il se permette de régenter les jeunes gens qui viennent ici et de porter le trouble dans notre petit noyau, sans cela ce sera encore pire qu'un homme à femmes. » Et Mme Verdurin était sincère en proclamant ainsi son indulgence pour le Charlisme. Comme tout pouvoir ecclésiastique, elle jugeait les faiblesses humaines moins graves que ce qui pouvait affaiblir le principe d'autorité, nuire à l'orthodoxie, modifier l'antique credo, dans sa petite Église. « Sans cela, moi je montre les dents. Voilà un monsieur qui a empêché Charlie de venir à une répétition parce qu'il n'y était pas convié. Aussi il va avoir un avertissement sérieux, j'espère que cela lui suffira, sans cela il n'aura qu'à prendre la porte. Il le chambre, ma parole. » Et usant exactement des mêmes expressions que presque tout le monde aurait fait, car il en est certaines, peu habituelles, que tel sujet particulier, telle circonstance donnée, font affluer presque nécessairement à la mémoire du causeur qui croit exprimer librement sa pensée, et ne fait que répéter machinalement la leçon universelle, elle ajouta : « On ne peut plus le voir sans qu'il soit affublé de ce grand escogriffe, de cette espèce de garde du corps. » M. Verdurin proposa d'emmener un instant Charlie pour lui parler, sous prétexte de lui demander quelque chose. Mme Verdurin craignit qu'il ne fût ensuite troublé et jouât mal. « Il vaudrait mieux retarder cette exécution jusqu'après celle des morceaux. Et même peut-être à une autre fois. » Car Mme Verdurin avait beau tenir à la délicieuse émotion qu'elle éprouverait quand elle saurait son mari en train d'éclairer Charlie dans une pièce voisine, elle avait peur, si le coup ratait, qu'il ne se fâchât et lâchât le 16.

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