354 J'étais en tout cas bien content qu'Andrée accompagnât Albertine

J'étais en tout cas bien content qu'Andrée accompagnât Albertine au Trocadéro, car de récents et d'ailleurs minuscules incidents faisaient qu'ayant, bien entendu, la même confiance dans l'honnêteté du chauffeur, sa vigilance, ou du moins la perspicacité de sa vigilance, ne me semblait plus tout à fait aussi grande qu'autrefois. C'est ainsi que, tout dernièrement, ayant envoyé Albertine seule avec lui à Versailles, Albertine m'avait dit avoir déjeuné aux Réservoirs. Comme le chauffeur m'avait parlé du restaurant Vatel le jour où je relevai cette contradiction, je pris un prétexte pour descendre parler au mécanicien (toujours le même, celui que nous avons vu à Balbec) pendant qu'Albertine s'habillait. « Vous m'avez dit que vous aviez déjeuné à Vatel, Mlle Albertine me parle des Réservoirs. Qu'est-ce que cela veut dire ? » Le mécanicien me répondit : « Ah ! j'ai dit que j'avais déjeuné au Vatel, mais je ne peux pas savoir où Mademoiselle a déjeuné. Elle m'a quitté en arrivant à Versailles pour prendre un fiacre à cheval, ce qu'elle préfère quand ce n'est pas pour faire de la route. » Déjà j'enrageais en pensant qu'elle avait été seule ; enfin ce n'était que le temps de déjeuner. « Vous auriez pu, dis-je d'un air de gentillesse (car je ne voulais pas paraître faire positivement surveiller Albertine, ce qui eût été humiliant pour moi, et doublement, puisque cela eût signifié qu'elle me cachait ses actions), déjeuner, je ne dis pas avec elle, mais au même restaurant ? – Mais elle m'avait demandé d'être seulement à six heures du soir à la Place d'Armes. Je ne devais pas aller la chercher à la sortie de son déjeuner. – Ah ! » fis-je en tâchant de dissimuler mon accablement. Et je remontai. Ainsi c'était plus de sept heures de suite qu'Albertine avait été seule, livrée à elle-même. Je savais bien, il est vrai, que le fiacre n'avait pas été un simple expédient pour se débarrasser de la surveillance du chauffeur. En ville, Albertine aimait mieux flâner en fiacre, elle disait qu'on voyait bien, que l'air était plus doux. Malgré cela elle avait passé sept heures sur lesquelles je ne saurais jamais rien. Et je n'osais pas penser à la façon dont elle avait dû les employer. Je trouvai que le mécanicien avait été bien maladroit, mais ma confiance en lui fut désormais complète. Car s'il eût été le moins du monde de mèche avec Albertine, il ne m'eût jamais avoué qu'il l'avait laissée libre de onze heures du matin à six heures du soir. Il n'y aurait eu qu'une autre explication, mais absurde, de cet aveu du chauffeur. C'est qu'une brouille entre lui et Albertine lui eût donné le désir, en me faisant une petite révélation, de montrer à mon amie qu'il était homme à parler et que si, après le premier avertissement tout bénin, elle ne marchait pas droit selon ce qu'il voulait, il mangerait carrément le morceau. Mais cette explication était absurde ; il fallait d'abord supposer une brouille inexistante entre Albertine et lui, et ensuite donner une nature de maître-chanteur à ce beau mécanicien qui s'était toujours montré si affable et si bon garçon. Dès le surlendemain, du reste, je vis que, plus que je ne l'avais cru un instant, dans ma soupçonneuse folie, il savait exercer sur Albertine une surveillance discrète et perspicace. Car ayant pu le prendre à part et lui parler de ce qu'il m'avait dit de Versailles, je lui disais d'un air amical et dégagé : « Cette promenade à Versailles dont vous me parliez avant-hier, c'était parfait comme cela, vous avez été parfait comme toujours. Mais à titre de petite indication, sans importance du reste, j'ai une telle responsabilité depuis que Mme Bontemps a mis sa nièce sous ma garde, j'ai tellement peur des accidents, je me reproche tant de ne pas l'accompagner, que j'aime mieux que ce soit vous, vous tellement sûr, si merveilleusement adroit, à qui il ne peut pas arriver d'accident, qui conduisiez partout Mlle Albertine. Comme cela je ne crains rien. » Le charmant mécanicien apostolique sourit finement, la main posée sur sa roue en forme de croix de consécration. Puis il me dit ces paroles qui (chassant les inquiétudes de mon coeur où elles furent aussitôt remplacées par la joie) me donnèrent envie de lui sauter au cou : « N'ayez crainte, me dit-il. Il ne peut rien lui arriver, car quand mon volant ne la promène pas, mon oeil la suit partout. À Versailles sans avoir l'air de rien j'ai visité la ville pour ainsi dire avec elle. Des Réservoirs elle est allée au Château, du Château aux Trianons, toujours moi la suivant sans avoir l'air de la voir, et le plus fort c'est qu'elle ne m'a pas vu. Oh ! elle m'aurait vu, ç'aurait été un petit malheur. C'était si naturel qu'ayant toute la journée devant moi à rien faire je visite aussi le Château. D'autant plus que Mademoiselle n'a certainement pas été sans remarquer que j'ai de la lecture et que je m'intéresse à toutes les vieilles curiosités (c'était vrai, j'aurais même été surpris si j'avais su qu'il était ami de Morel, tant il dépassait le violoniste en finesse et en goût). Mais enfin elle ne m'a pas vu. – Elle a dû rencontrer, du reste, des amies, car elle en a plusieurs à Versailles. – Non, elle était toujours seule. – On doit la regarder alors, une jeune fille éclatante et toute seule ! – Sûr qu'on la regarde, mais elle n'en sait quasiment rien, elle est tout le temps les yeux dans son guide, puis levés sur les tableaux. » Le récit du chauffeur me sembla d'autant plus exact que c'était, en effet, une « carte » représentant le Château et une autre représentant les Trianons qu'Albertine m'avait envoyées le jour de sa promenade. L'attention avec laquelle le gentil chauffeur en avait suivi chaque pas me toucha beaucoup. Comment aurais-je supposé que cette rectification – sous forme d'ample complément à son dire de l'avant-veille – venait de ce qu'entre ces deux jours Albertine, alarmée que le chauffeur m'eût parlé, s'était soumise, avait fait la paix avec lui ? Ce soupçon ne me vint même pas.

Il est certain que ce récit du mécanicien, en m'ôtant toute crainte qu'Albertine m'eût trompé, me refroidit tout naturellement à l'égard de mon amie et me rendit moins intéressante la journée qu'elle avait passée à Versailles. Je crois pourtant que les explications du chauffeur, qui en innocentant Albertine me la rendaient encore plus ennuyeuse, n'auraient peut-être pas suffi à me calmer si vite. Deux petits boutons que pendant quelques jours mon amie eut au front réussirent peut-être mieux encore à modifier les sentiments de mon coeur. Enfin ceux-ci se détournèrent d'elle, au point de ne me rappeler son existence que quand je la voyais, par la confidence singulière que me fit la femme de chambre de Gilberte, rencontrée par hasard. J'appris que quand j'allais tous les jours chez Gilberte elle aimait un jeune homme qu'elle voyait beaucoup plus que moi. J'en avais eu un instant le soupçon à cette époque, et même j'avais alors interrogé cette même femme de chambre. Mais comme elle savait que j'étais épris de Gilberte, elle avait nié, juré que jamais Mlle Swann n'avait vu ce jeune homme. Mais maintenant, sachant que mon amour était mort depuis si longtemps, que depuis des années j'avais laissé toutes ses lettres sans réponse – et peut-être aussi parce qu'elle n'était plus au service de la jeune fille – d'elle-même elle me raconta tout au long l'épisode amoureux que je n'avais pas su. Cela lui semblait tout naturel. Je crus, me rappelant ses serments d'alors, qu'elle n'avait pas été au courant. Pas du tout, c'est elle-même sur l'ordre de Mme Swann qui allait prévenir le jeune homme dès que celle que j'aimais était seule. Que j'aimais alors… Mais je me demandai un instant si mon amour d'autrefois était aussi mort que je le croyais car ce récit me fut pénible. Comme je ne crois pas que la jalousie puisse réveiller un amour mort, je supposai que ma triste impression était due, en partie du moins, à mon amour-propre blessé, car plusieurs personnes que je n'aimais pas et qui à cette époque et même un peu plus tard – cela a bien changé depuis – affectaient à mon endroit une attitude méprisante, savaient parfaitement, pendant que j'étais si amoureux de Gilberte, que j'étais dupe. Et cela me fit même me demander rétrospectivement si dans mon amour pour Gilberte, il n'y avait pas eu une part d'amour-propre, puisque je souffrais tant maintenant de voir que toutes les heures de tendresse qui m'avaient rendu si heureux, étaient connues pour une véritable tromperie de mon amie à mes dépens, par des gens que je n'aimais pas. En tout cas, amour ou amour-propre, Gilberte était presque morte en moi, mais pas entièrement, et cet ennui acheva de m'empêcher de me soucier outre mesure d'Albertine, qui tenait une si étroite partie dans mon coeur. Néanmoins, pour en revenir à elle (après une si longue parenthèse) et à sa promenade à Versailles, les cartes postales de Versailles (peut-on donc avoir ainsi simultanément le coeur pris en écharpe par deux jalousies entrecroisées se rapportant chacune à une personne différente ?) me donnaient une impression un peu désagréable, chaque fois qu'en rangeant des papiers mes yeux tombaient sur elles. Et je songeais que si le mécanicien n'avait pas été un si brave homme, la concordance de son deuxième récit avec les « cartes » d'Albertine n'eût pas signifié grand-chose, car qu'est-ce qu'on vous envoie d'abord de Versailles sinon le Château et les Trianons, à moins que la carte ne soit choisie par quelque raffiné, amoureux d'une certaine statue, ou par quelque imbécile élisant comme vue la station du tramway à chevaux ou la gare des Chantiers ?

Encore ai-je tort de dire un imbécile, de telles cartes postales n'ayant pas toujours été achetées par l'un d'eux, au hasard, pour l'intérêt de venir de Versailles. Pendant deux ans les hommes intelligents, les artistes trouvèrent Sienne, Venise, Grenade, une scie, et disaient du moindre omnibus, de tous les wagons : « Voilà qui est beau. » Puis ce goût passa comme les autres. Je ne sais même pas si on n'en revint pas au « sacrilège qu'il y a de détruire les nobles choses du passé ». En tout cas, un wagon de première classe cessa d'être considéré a priori comme plus beau que Saint-Marc de Venise. On disait pourtant : « C'est là qu'est la vie, le retour en arrière est une chose factice », mais sans tirer de conclusion nette. À tout hasard, et tout en faisant pleine confiance au chauffeur, et pour qu'Albertine ne pût pas le plaquer sans qu'il osât refuser par crainte de passer pour espion, je ne la laissai plus sortir qu'avec le renfort d'Andrée, alors que pendant un temps le chauffeur m'avait suffi. Je l'avais même laissée alors (ce que je n'aurais plus osé faire depuis) s'absenter pendant trois jours, seule avec le chauffeur, et aller jusqu'auprès de Balbec, tant elle avait envie de faire de la route sur simple châssis, en grande vitesse. Trois jours où j'avais été bien tranquille, bien que la pluie de cartes qu'elle m'avait envoyée ne me fût parvenue, à cause du détestable fonctionnement de ces postes bretonnes (bonnes l'été, mais sans doute désorganisées l'hiver), que huit jours après le retour d'Albertine et du chauffeur, si vaillants que le matin même de leur retour ils reprirent, comme si de rien n'était, leur promenade quotidienne. Mais depuis l'incident de Versailles j'avais changé. J'étais ravi qu'Albertine allât aujourd'hui au Trocadéro à cette matinée « extraordinaire » mais surtout rassuré qu'elle y eût une compagne, Andrée.

Laissant ces pensées, maintenant qu'Albertine était sortie, j'allai me mettre un instant à la fenêtre. Il y eut d'abord un silence où le sifflet du marchand de tripes et la corne du tramway firent résonner l'air à des octaves différentes, comme un accordeur de piano aveugle. Puis peu à peu devinrent distincts les motifs entrecroisés auxquels de nouveaux s'ajoutaient. Il y avait aussi un autre sifflet, appel d'un marchand dont je n'ai jamais su ce qu'il vendait, sifflet qui, lui, était exactement pareil à celui d'un tramway, et comme il n'était pas emporté par la vitesse on croyait à un seul tramway, non doué de mouvement, ou en panne, immobilisé, criant à petits intervalles comme un animal qui meurt.

Et il me semblait que, si jamais je devais quitter ce quartier aristocratique – à moins que ce ne fût pour un tout à fait populaire – les rues et les boulevards du centre (où la fruiterie, la poissonnerie, etc. stabilisées dans de grandes maisons d'alimentation, rendaient inutiles les cris des marchands qui n'eussent pas, du reste, réussi à se faire entendre) me sembleraient bien mornes, bien inhabitables, dépouillés, décantés de toutes ces litanies des petits métiers et des ambulantes mangeailles, privés de l'orchestre qui venait de me charmer dès le matin. Sur le trottoir une femme peu élégante (ou obéissant à une mode laide) passait, trop claire dans un paletot sac en poil de chèvre ; mais non, ce n'était pas une femme, c'était un chauffeur qui, enveloppé dans sa peau de bique, gagnait à pied son garage. Échappés des grands hôtels, les chasseurs ailés, aux teintes changeantes, filaient vers les gares, au ras de leur bicyclette, pour rejoindre les voyageurs au train du matin. Le ronflement d'un violon était dû parfois au passage d'une automobile, parfois à ce que je n'avais pas mis assez d'eau dans ma bouillotte électrique. Au milieu de la symphonie détonnait un « air » démodé : remplaçant la vendeuse de bonbons qui accompagnait d'habitude son air avec une crécelle, le marchand de jouets, au mirliton duquel était attaché un pantin qu'il faisait mouvoir en tous sens, promenait d'autres pantins, et sans souci de la déclamation rituelle de Grégoire le Grand, de la déclamation réformée de Palestrina et de la déclamation lyrique des modernes, entonnait à pleine voix, partisan attardé de la pure mélodie :

 

Allons les papas, allons les mamans,

Contentez vos petits enfants ;

C'est moi qui les fais, c'est moi qui les vends,

Et c'est moi qui boulotte l'argent.

Tra la la la. Tra la la la laire,

Tra la la la la la la.

    Allons les petits !

 

De petits Italiens, coiffés d'un béret, n'essayaient pas de lutter avec cet aria vivace, et c'est sans rien dire qu'ils offraient de petites statuettes. Cependant qu'un petit fifre réduisait le marchand de jouets à s'éloigner et à chanter plus confusément, quoique presto : « Allons les papas, allons les mamans. » Le petit fifre était un seul de ces dragons que j'entendais le matin à Doncières ? Non, car ce qui suivait c'étaient ces mots : « Voilà le réparateur de faïence et de porcelaine. Je répare le verre, le marbre, le cristal, l'os, l'ivoire et objets d'antiquité. Voilà le réparateur. » Dans une boucherie, où à gauche était une auréole de soleil et à droite un boeuf entier pendu, un garçon boucher très grand et très mince, aux cheveux blonds, son cou sortant d'un col bleu ciel, mettait une rapidité vertigineuse et une religieuse conscience à mettre d'un côté les filets de boeuf exquis, de l'autre de la culotte de dernier ordre, les plaçait dans d'éblouissantes balances surmontées d'une croix, d'où retombaient de belles chaînettes, et – bien qu'il ne fît ensuite que disposer pour l'étalage, des rognons, des tournedos, des entrecôtes – donnait en réalité beaucoup plus l'impression d'un bel ange qui au jour du Jugement dernier préparera pour Dieu, selon leurs qualités, la séparation des Bons et des Méchants et la pesée des âmes. Et de nouveau le fifre grêle et fin montait dans l'air, annonciateur non plus des destructions que redoutait Françoise chaque fois que défilait un régiment de cavalerie, mais de « réparations » promises par un « antiquaire » naïf ou gouailleur, et qui en tout cas fort éclectique, loin de se spécialiser, avait pour objet de son art les matières les plus diverses. Les petites porteuses de pain se hâtaient d'empiler dans leur panier les flûtes destinées au « grand déjeuner » et, à leur crochet, les laitières attachaient vivement les bouteilles de lait. La vue nostalgique que j'avais de ces petites filles, pouvais-je la croire bien exacte ? N'eût-elle pas été autre si j'avais pu garder immobile quelques instants auprès de moi une de celles que, de la hauteur de ma fenêtre, je ne voyais que dans la boutique ou en fuite ? Pour évaluer la perte que me faisait éprouver ma réclusion, c'est-à-dire la richesse que m'offrait la journée, il eût fallu intercepter dans le long déroulement de la frise animée quelque fillette portant son linge ou son lait, la faire passer un moment, comme une silhouette d'un décor mobile, entre les portants, dans le cadre de ma porte, et la retenir sous mes yeux, non sans obtenir sur elle quelque renseignement qui me permît de la retrouver un jour et pareil à cette fiche signalétique que les ornithologues ou les ichtyologues attachent, avant de leur rendre la liberté, sous le ventre des oiseaux ou des poissons dont ils veulent pouvoir identifier les migrations.

Aussi dis-je à Françoise que, pour une course que j'avais à faire faire, elle voulût m'envoyer, s'il lui en venait quelqu'une, telle ou telle de ces petites qui venaient sans cesse chercher et rapportaient le linge, le pain, ou les carafes de lait, et par lesquelles souvent elle faisait faire des commissions. J'étais pareil en cela à Elstir qui, obligé de rester enfermé dans son atelier, certains jours de printemps où savoir que les bois étaient pleins de violettes lui donnait une fringale d'en regarder, envoyait sa concierge lui en acheter un bouquet ; alors attendri, halluciné, ce n'est pas la table sur laquelle il avait posé le petit modèle végétal, mais tout le tapis des sous-bois où il avait vu autrefois, par milliers, les tiges serpentines, fléchissant sous leur bec bleu, qu'Elstir croyait avoir sous les yeux comme une zone imaginaire qu'enclavait dans son atelier la limpide odeur de la fleur évocatrice.

De blanchisseuse, un dimanche, il ne fallait pas penser qu'il en vînt. Quant à la porteuse de pain, par une mauvaise chance, elle avait sonné pendant que Françoise n'était pas là, avait laissé ses flûtes dans la corbeille, sur le palier, et s'était sauvée. La fruitière ne viendrait que bien plus tard. Une fois, j'étais entré commander un fromage chez le crémier, et au milieu des petites employées j'en avais remarqué une, vraie extravagance blonde, haute de taille bien que puérile, et qui au milieu des autres porteuses, semblait rêver, dans une attitude assez fière. Je ne l'avais vue que de loin, et en passant si vite que je n'aurais pu dire comment elle était, sinon qu'elle avait dû pousser trop vite et que sa tête portait une toison donnant l'impression bien moins des particularités capillaires que d'une stylisation sculpturale des méandres isolés de névés parallèles. C'est tout ce que j'avais distingué, ainsi qu'un nez très dessiné (chose rare chez une enfant) dans une figure maigre, et qui rappelait le bec des petits des vautours. D'ailleurs, le groupement autour d'elle de ses camarades n'avait pas été seul à m'empêcher de la bien voir, mais aussi l'incertitude des sentiments que je pouvais, à première vue et ensuite, lui inspirer, qu'ils fussent de fierté farouche, ou d'ironie, ou d'un dédain exprimé plus tard à ses amies. Ces suppositions alternatives que j'avais faites, en une seconde, à son sujet, avaient épaissi autour d'elle l'atmosphère trouble où elle se dérobait, comme une déesse dans la nue que fait trembler la foudre. Car l'incertitude morale est une cause plus grande de difficulté à une exacte perception visuelle que ne serait un défaut matériel de l'oeil. En cette trop maigre jeune personne, qui frappait aussi trop l'attention, l'excès de ce qu'un autre eût peut-être appelé des charmes, était justement ce qui était pour me déplaire, mais avait tout de même eu pour résultat de m'empêcher même d'apercevoir rien, à plus forte raison de me rien rappeler des autres petites crémières, que le nez arqué de celle-ci, son regard, chose si peu agréable, pensif, personnel, ayant l'air de juger, avaient plongées dans la nuit à la façon d'un éclair blond qui enténèbre le paysage environnant. Et ainsi de ma visite pour commander un fromage, chez le crémier, je ne m'étais rappelé (si on peut dire « se rappeler » à propos d'un visage si mal regardé qu'on adapte dix fois au néant du visage un nez différent), je ne m'étais rappelé que la petite qui m'avait déplu. Cela suffit à faire commencer un amour. Pourtant j'eusse oublié l'extravagance blonde et n'aurais jamais souhaité de la revoir, si Françoise ne m'avait dit que, quoique bien gamine, cette petite était délurée et allait quitter sa patronne parce que trop coquette, elle devait de l'argent dans le quartier. On a dit que la beauté est une promesse de bonheur. Inversement la possibilité du plaisir peut être un commencement de beauté.

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