340 Mais déjà la journée finissait et j'étais envahi par la désolation du soir

Mais déjà la journée finissait et j'étais envahi par la désolation du soir. Regardant machinalement à la pendule combien d'heures se passeraient avant qu'Albertine rentrât, je voyais que j'avais encore le temps de m'habiller et de descendre demander à ma propriétaire, Mme de Guermantes, des indications pour certaines jolies choses de toilette que je voulais donner à mon amie. Quelquefois je rencontrais la duchesse dans la cour, sortant pour des courses à pied, même s'il faisait mauvais temps, avec un chapeau plat et une fourrure. Je savais très bien que pour nombre de gens intelligents elle n'était pas autre chose qu'une dame quelconque, le nom de duchesse de Guermantes ne signifiant rien maintenant qu'il n'y a plus de duchés ni de principautés, mais j'avais adopté un autre point de vue dans ma façon de jouir des êtres et des pays. Tous les châteaux des terres dont elle était duchesse, princesse, vicomtesse, cette dame en fourrure bravant le mauvais temps me semblait les porter avec elle, comme les personnages sculptés au linteau d'un portail tiennent dans leur main la cathédrale qu'ils ont construite, ou la cité qu'ils ont défendue. Mais ces châteaux, ces forêts, les yeux de mon esprit seul pouvaient les voir dans la main gantée de la dame en fourrure, cousine du roi. Ceux de mon corps n'y distinguaient, les jours où le temps menaçait, qu'un parapluie dont la duchesse ne craignait pas de s'armer. « On ne peut jamais savoir, c'est plus prudent, si je me trouve très loin et qu'une voiture me demande des prix trop chers pour moi. » Les mots « trop chers », « dépasser mes moyens » revenaient tout le temps dans la conversation de la duchesse, ainsi que ceux : « je suis trop pauvre », sans qu'on pût bien démêler si elle parlait ainsi parce qu'elle trouvait amusant de dire qu'elle était pauvre, étant si riche, ou parce qu'elle trouvait élégant, étant si aristocratique, c'est-à-dire affectant d'être une paysanne, de ne pas attacher à la richesse l'importance des gens qui ne sont que riches et qui méprisent les pauvres. Peut-être était-ce plutôt une habitude contractée d'une époque de sa vie où, déjà riche, mais insuffisamment pourtant eu égard à ce que coûtait l'entretien de tant de propriétés, elle éprouvait une certaine gêne d'argent qu'elle ne voulait pas avoir l'air de dissimuler. Les choses dont on parle le plus souvent en plaisantant, sont généralement au contraire celles qui ennuient, mais dont on ne veut pas avoir l'air d'être ennuyé, avec peut-être l'espoir inavoué de cet avantage supplémentaire que justement la personne avec qui on cause, vous entendant plaisanter de cela, croira que cela n'est pas vrai.

Mais le plus souvent à cette heure-là, je savais trouver la duchesse chez elle, et j'en étais heureux car c'était plus commode pour lui demander longuement les renseignements désirés par Albertine. Et j'y descendais sans presque penser combien il était extraordinaire que, chez cette mystérieuse Mme de Guermantes de mon enfance, j'allasse uniquement afin d'user d'elle pour une simple commodité pratique, comme on fait du téléphone, instrument surnaturel devant les miracles duquel on s'émerveillait jadis, et dont on se sert maintenant sans même y penser, pour faire venir son tailleur ou commander une glace.

Les brimborions de la parure causaient à Albertine de grands plaisirs. Je ne savais pas me refuser de lui en faire chaque jour un nouveau. Et chaque fois qu'elle m'avait parlé avec ravissement d'une écharpe, d'une étole, d'une ombrelle, que par la fenêtre, ou en passant dans la cour, de ses yeux qui distinguaient si vite tout ce qui se rapportait à l'élégance, elle avait vues au cou, sur les épaules, à la main de Mme de Guermantes, sachant que le goût naturellement difficile de la jeune fille (encore affiné par les leçons d'élégance que lui avait été la conversation d'Elstir) ne serait nullement satisfait par quelque simple à-peu-près, même d'une jolie chose, qui la remplace aux yeux du vulgaire, mais en diffère entièrement, j'allais en secret me faire expliquer par la duchesse où, comment, sur quel modèle, avait été confectionné ce qui avait plu à Albertine, comment je devais procéder pour obtenir exactement cela, en quoi consistait le secret du faiseur, le charme (ce qu'Albertine appelait « le chic », « le genre ») de sa manière, le nom précis – la beauté de la matière ayant son importance – et la qualité des étoffes dont je devais demander qu'on se servît.

Quand j'avais dit à Albertine, à notre arrivée de Balbec, que la duchesse de Guermantes habitait en face de nous, dans le même hôtel, elle avait pris, en entendant le grand titre et le grand nom, cet air plus qu'indifférent, hostile, méprisant, qui est le signe du désir impuissant chez les natures fières et passionnées. Celle d'Albertine avait beau être magnifique, les qualités qu'elle recelait ne pouvaient se développer qu'au milieu de ces entraves que sont nos goûts, ou ce deuil de ceux de nos goûts auxquels nous avons été obligés de renoncer – comme pour Albertine le snobisme : c'est ce qu'on appelle des haines. Celle d'Albertine pour les gens du monde tenait, du reste, très peu de place en elle et me plaisait par un côté esprit de révolution – c'est-à-dire amour malheureux de la noblesse – inscrit sur la face opposée du caractère français où est le genre aristocratique de Mme de Guermantes. Ce genre aristocratique, Albertine, par impossibilité de l'atteindre, ne s'en serait peut-être pas souciée, mais s'étant rappelé qu'Elstir lui avait parlé de la duchesse comme de la femme de Paris qui s'habillait le mieux, le dédain républicain à l'égard d'une duchesse fit place chez mon amie à un vif intérêt pour une élégante. Elle me demandait souvent des renseignements sur Mme de Guermantes et aimait que j'allasse chercher chez la duchesse des conseils de toilette pour elle-même. Sans doute j'aurais pu les demander à Mme Swann, et même je lui écrivis une fois dans ce but. Mais Mme de Guermantes me semblait pousser plus loin encore l'art de s'habiller. Si, descendant un moment chez elle, après m'être assuré qu'elle n'était pas sortie et ayant prié qu'on m'avertît dès qu'Albertine serait rentrée, je trouvais la duchesse ennuagée dans la brume d'une robe en crêpe de Chine gris, j'acceptais cet aspect que je sentais dû à des causes complexes et qui n'eût pu être changé, je me laissais envahir par l'atmosphère qu'il dégageait, comme la fin de certaines après-midi ouatée en gris perle par un brouillard vaporeux ; si, au contraire, cette robe de chambre était chinoise avec des flammes jaunes et rouges, je la regardais comme un couchant qui s'allume ; ces toilettes n'étaient pas un décor quelconque, remplaçable à volonté, mais une réalité donnée et poétique comme est celle du temps qu'il fait, comme est la lumière spéciale à une certaine heure.

De toutes les robes ou robes de chambre que portait Mme de Guermantes, celles qui semblaient le plus répondre à une intention déterminée, être pourvues d'une signification spéciale, c'étaient ces robes que Fortuny a faites d'après d'antiques dessins de Venise. Est-ce leur caractère historique, est-ce plutôt le fait que chacune est unique qui lui donne un caractère si particulier que la pose de la femme qui les porte en vous attendant, en causant avec vous, prend une importance exceptionnelle, comme si ce costume avait été le fruit d'une longue délibération et comme si cette conversation se détachait de la vie courante comme une scène de roman ? Dans ceux de Balzac on voit des héroïnes revêtir à dessein telle ou telle toilette, le jour où elles doivent recevoir tel visiteur. Les toilettes d'aujourd'hui n'ont pas tant de caractère, exception faite pour les robes de Fortuny. Aucun vague ne peut subsister dans la description du romancier puisque cette robe existe réellement, que les moindres dessins en sont aussi naturellement fixés que ceux d'une oeuvre d'art. Avant de revêtir celle-ci ou celle-là, la femme a eu à faire un choix entre deux robes non pas à peu près pareilles, mais profondément individuelles chacune, et qu'on pourrait nommer.

Mais la robe ne m'empêchait pas de penser à la femme. Mme de Guermantes même me sembla à cette époque plus agréable qu'au temps où je l'aimais encore. Attendant moins d'elle (que je n'allais plus voir pour elle-même), c'est presque avec le tranquille sans-gêne qu'on a, quand on est tout seul, les pieds sur les chenets, que je l'écoutais comme j'aurais lu un livre écrit en langage d'autrefois. J'avais assez de liberté d'esprit pour goûter dans ce qu'elle disait cette grâce française si pure qu'on ne trouve plus, ni dans le parler, ni dans les écrits du temps présent. J'écoutais sa conversation comme une chanson populaire délicieusement française, je comprenais que je l'eusse entendue se moquer de Maeterlinck (qu'elle admirait d'ailleurs maintenant par faiblesse d'esprit de femme, sensible à ces modes littéraires dont les rayons viennent tardivement), comme je comprenais que Mérimée se moquât de Baudelaire, Stendhal de Balzac, Paul-Louis Courier de Victor Hugo, Meilhac de Mallarmé. Je comprenais bien que le moqueur avait une pensée bien restreinte auprès de celui dont il se moquait, mais aussi un vocabulaire plus pur. Celui de Mme de Guermantes, presque autant que celui de la mère de Saint-Loup, l'était à un point qui enchantait. Ce n'est pas dans les froids pastiches des écrivains d'aujourd'hui qui disent au fait (pour en réalité), singulièrement (pour en particulier), étonné (pour frappé de stupeur), etc., etc., qu'on retrouve le vieux langage et la vraie prononciation des mots, mais en causant avec une Mme de Guermantes ou une Françoise. J'avais appris de la deuxième, dès l'âge de cinq ans, qu'on ne dit pas le Tarn, mais le Tar, pas le Béarn, mais le Béar. Ce qui fit qu'à vingt ans, quand j'allai dans le monde, je n'eus pas à y apprendre qu'il ne fallait pas dire, comme faisait Mme Bontemps : Madame de Béarn.

Je mentirais en disant que ce côté terrien et quasi paysan qui restait en elle, la duchesse n'en avait pas conscience et ne mettait pas une certaine affectation à le montrer. Mais de sa part, c'était moins fausse simplicité de grande dame qui joue la campagnarde et orgueil de duchesse qui fait la nique aux dames riches méprisantes des paysans qu'elles ne connaissent pas, que goût quasi artistique d'une femme qui sait le charme de ce qu'elle possède et ne va pas le gâter d'un badigeon moderne. C'est de la même façon que tout le monde a connu à Dives un restaurateur normand, propriétaire de Guillaume-le-Conquérant, qui s'était bien gardé – chose très rare – de donner à son hôtellerie le luxe moderne d'un hôtel et qui, lui-même millionnaire, gardait le parler, la blouse d'un paysan normand et vous laissait venir le voir faire lui-même dans la cuisine, comme à la campagne, un dîner qui n'en était pas moins infiniment meilleur et encore plus cher que dans les plus grands palaces.

Toute la sève locale qu'il y a dans les vieilles familles aristocratiques ne suffit pas, il faut qu'il y naisse un être assez intelligent pour ne pas la dédaigner, pour ne pas l'effacer sous le vernis mondain. Mme de Guermantes, malheureusement spirituelle et Parisienne et qui, quand je la connus, ne gardait plus de son terroir que l'accent, avait du moins, quand elle voulait peindre sa vie de jeune fille, trouvé pour son langage (entre ce qui eût semblé trop involontairement provincial, ou au contraire artificiellement lettré) un de ces compromis qui font l'agrément de La Petite Fadette de George Sand ou de certaines légendes rapportées par Chateaubriand dans les Mémoires d'outre-tombe. Mon plaisir était surtout de lui entendre conter quelque histoire qui mettait en scène des paysans avec elle. Les noms anciens, les vieilles coutumes, donnaient à ces rapprochements entre le château et le village quelque chose d'assez savoureux. Demeurée en contact avec les terres où elle était souveraine, une certaine aristocratie reste régionale, de sorte que le propos le plus simple fait se dérouler devant nos yeux toute une carte historique et géographique de l'histoire de France.

S'il n'y avait aucune affectation, aucune volonté de fabriquer un langage à soi, alors cette façon de prononcer était un vrai musée d'histoire de France par la conversation. « Mon grand-oncle Fitt-jam » n'avait rien qui étonnait, car on sait que les Fitz-James proclament volontiers qu'ils sont de grands seigneurs français et ne veulent pas qu'on prononce leur nom à l'anglaise. Il faut, du reste, admirer la touchante docilité des gens qui avaient cru jusque-là devoir s'appliquer à prononcer grammaticalement certains noms et qui, brusquement, après avoir entendu la duchesse de Guermantes les dire autrement, s'appliquaient à la prononciation qu'ils n'avaient pu supposer. Ainsi, la duchesse ayant eu un arrière-grand-père auprès du comte de Chambord, pour taquiner son mari d'être devenu orléaniste, aimait à proclamer : « Nous les vieux de Frochedorf. » Le visiteur qui avait cru bien faire en disant jusque-là « Frohsdorf » tournait casaque au plus court et disait sans cesse « Frochedorf ».

Une fois que je demandais à Mme de Guermantes qui était un jeune homme exquis qu'elle m'avait présenté comme son neveu et dont j'avais mal entendu le nom, ce nom, je ne le distinguai pas davantage quand, du fond de sa gorge, la duchesse émit très fort, mais sans articuler : « C'est l'… i Éon, frère à Robert. Il prétend qu'il a la forme du crâne des anciens Gallois. » Alors je compris quelle avait dit : c'est le petit Léon (le prince de Léon, beau-frère, en effet, de Robert de Saint-Loup). « En tout cas, je ne sais pas s'il en a le crâne, ajouta-t-elle, mais sa façon de s'habiller, qui a du reste beaucoup de chic, n'est guère de là-bas. Un jour que, de Josselin où j'étais chez les Rohan, nous étions allés à un pèlerinage, il était venu des paysans d'un peu toutes les parties de la Bretagne. Un grand diable de villageois du Léon regardait avec ébahissement les culottes beiges du beau-frère de Robert. “Qu'est-ce que tu as à me regarder ? je parie que tu ne sais pas qui je suis”, lui dit Léon. Et comme le paysan disait que non : “Hé bien, je suis ton prince. – Ah !” répondit le paysan en se découvrant et en s'excusant, “je vous avais pris pour un englische.” Et si, profitant de ce point de départ, je poussais Mme de Guermantes sur les Rohan (avec qui sa famille s'était souvent alliée), sa conversation s'imprégnait un peu du charme mélancolique des pardons et, comme dirait ce vrai poète qu'est Pampille, “de l'âpre saveur des crêpes de blé noir cuites sur un feu d'ajoncs”. »

Du marquis du Lau (dont on sait la triste fin, quand, sourd, il se faisait porter chez Mme H***, aveugle), elle contait les années moins tragiques quand, après la chasse, à Guermantes, il se mettait en chaussons pour prendre le thé avec le roi d'Angleterre, auquel il ne se trouvait pas inférieur, et avec lequel, on le voit, il ne se gênait pas. Elle faisait remarquer cela avec tant de pittoresque qu'elle lui ajoutait le panache à la mousquetaire des gentilshommes un peu glorieux du Périgord.

D'ailleurs, même dans la simple qualification des gens, avoir soin de différencier les provinces était pour Mme de Guermantes, restée elle-même, un grand charme que n'aurait jamais su avoir une Parisienne d'origine, et ces simples noms d'Anjou, de Poitou, du Périgord, refaisaient dans sa conversation des paysages.

Pour en revenir à la prononciation et au vocabulaire de Mme de Guermantes, c'est par ce côté que la noblesse se montre vraiment conservatrice, avec tout ce que ce mot a à la fois d'un peu puéril, d'un peu dangereux, de réfractaire à l'évolution, mais aussi d'amusant pour l'artiste. Je voulais savoir comment on écrivait autrefois le mot Jean. Je l'appris en recevant une lettre du neveu de Mme de Villeparisis, qui signe – comme il a été baptisé, comme il figure dans le Gotha – Jehan de Villeparisis, avec la même belle h inutile, héraldique, telle qu'on l'admire, enluminée de vermillon ou d'outre-mer, dans un livre d'heures ou dans un vitrail.

Malheureusement, je n'avais pas le temps de prolonger indéfiniment ces visites car je voulais, autant que possible, ne pas rentrer après mon amie. Or, ce n'était jamais qu'au compte-gouttes que je pouvais obtenir de Mme de Guermantes les renseignements sur ses toilettes, lesquels m'étaient utiles pour faire faire des toilettes du même genre, dans la mesure où une jeune fille peut les porter, pour Albertine.

« Par exemple, madame, le jour où vous deviez dîner chez Mme de Saint-Euverte avant d'aller chez la princesse de Guermantes, vous aviez une robe toute rouge, avec des souliers rouges, vous étiez inouïe, vous aviez l'air d'une espèce de grande fleur de sang, d'un rubis en flammes, comment cela s'appelait-il ? Est-ce qu'une jeune fille peut mettre ça ? »

La duchesse rendant à son visage fatigué la radieuse expression qu'avait la princesse des Laumes quand Swann lui faisait jadis des compliments, regarda en riant aux larmes, d'un air moqueur, interrogatif et ravi, M. de Bréauté, toujours là à cette heure, et qui faisait tiédir sous son monocle un sourire indulgent pour cet amphigouri de l'intellectuel à cause de l'exaltation physique de jeune homme qu'il lui semblait cacher. La duchesse avait l'air de dire : « Qu'est-ce qu'il a ? il est fou. » Puis, se tournant vers moi d'un air câlin : « Je ne savais pas que j'avais l'air d'un rubis en flammes ou d'une fleur de sang, mais je me rappelle en effet que j'ai eu une robe rouge : c'était du satin rouge comme on en faisait à ce moment-là. Oui, une jeune fille peut porter ça à la rigueur, mais vous m'avez dit que la vôtre ne sortait pas le soir. C'est une robe de grande soirée, cela ne peut pas se mettre pour faire des visites. »

Ce qui est extraordinaire, c'est que de cette soirée, en somme pas si ancienne, Mme de Guermantes ne se rappelât que sa toilette et eût oublié une certaine chose qui cependant, on va le voir, aurait dû lui tenir à coeur. Il semble que chez les êtres d'action, et les gens du monde sont des êtres d'action (minuscules, microscopiques, mais enfin des êtres d'action), l'esprit surmené par l'attention à ce qui se passera dans une heure, ne confie que très peu de chose à la mémoire.

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