353 Dans ces divers sommeils, comme en musique encore

Dans ces divers sommeils, comme en musique encore, c'était l'augmentation ou la diminution de l'intervalle qui créait la beauté. Je jouissais d'elle, mais en revanche, j'avais perdu dans ce sommeil, quoique bref, une bonne partie des cris où nous est rendue sensible la vie circulante des métiers, des nourritures de Paris. Aussi, d'habitude (sans prévoir, hélas ! le drame que de tels réveils tardifs et mes lois draconiennes et persanes d'Assuérus racinien devaient bientôt amener pour moi) je m'efforçais de m'éveiller de bonne heure pour ne rien perdre de ces cris. En plus du plaisir de savoir le goût qu'Albertine avait pour eux et de sortir moi-même tout en restant couché, j'entendais en eux comme le symbole de l'atmosphère du dehors, de la dangereuse vie remuante au sein de laquelle je ne la laissais circuler que sous ma tutelle, dans un prolongement extérieur de la séquestration, et d'où je la retirais à l'heure que je voulais pour la faire rentrer auprès de moi.

Aussi fut-ce le plus sincèrement du monde que je pus répondre à Albertine : « Au contraire, ils me plaisent parce que je sais que vous les aimez. “À la barque, les huîtres, à la barque.” – Oh ! des huîtres, j'en ai si envie ! » Heureusement, Albertine, moitié inconstance, moitié docilité, oubliait vite ce qu'elle avait désiré, et avant que j'eusse eu le temps de lui dire qu'elle les aurait meilleures chez Prunier, elle voulait successivement tout ce qu'elle entendait crier par la marchande de poisson : « À la crevette, à la bonne crevette, j'ai de la raie toute en vie, toute en vie. – Merlans à frire, à frire. – Il arrive le maquereau, maquereau frais, maquereau nouveau. Voilà le maquereau, Mesdames, il est beau le maquereau. – À la moule fraîche et bonne, à la moule ! » Malgré moi, l'avertissement : « Il arrive le maquereau » me faisait frémir. Mais comme cet avertissement ne pouvait s'appliquer, me semblait-il, à mon chauffeur, je ne songeais qu'au poisson que je détestais, mon inquiétude ne durait pas. « Ah ! des moules, dit Albertine, j'aimerais tant manger des moules. – Mon chéri ! c'était pour Balbec, ici ça ne vaut rien ; d'ailleurs, je vous en prie, rappelez-vous ce que vous a dit Cottard au sujet des moules. » Mais mon observation était d'autant plus malencontreuse que la marchande des quatre-saisons suivante annonçait quelque chose que Cottard défendait bien plus encore :

 

À la romaine, à la romaine !

On ne la vend pas, on la promène.

 

Pourtant Albertine me consentait le sacrifice de la romaine pourvu que je lui promisse de faire acheter dans quelques jours à la marchande qui crie : « J'ai de la belle asperge d'Argenteuil, j'ai de la belle asperge. » Une voix mystérieuse, et de qui l'on eût attendu des propositions plus étranges, insinuait : « Tonneaux, tonneaux ! » On était obligé de rester sur la déception qu'il ne fût question que de tonneaux, car ce mot était presque entièrement couvert par l'appel : « Vitri, vitri-er, carreaux cassés, voilà le vitrier, vitri-er », division grégorienne qui me rappela moins cependant la liturgie que ne fit l'appel du marchand de chiffons reproduisant, sans le savoir une de ces brusques interruptions de sonorités, au milieu d'une prière, qui sont assez fréquentes dans le rituel de l'Église : « Praeceptis salutaribus moniti et divina institutione formati audemus dicere », dit le prêtre en terminant vivement sur « dicere ». Sans irrévérence, comme le peuple pieux du Moyen Âge, sur le parvis même de l'église jouait les farces et les soties, c'est à ce « dicere » que fait penser le marchand de chiffons, quand, après avoir traîné sur les mots, il dit la dernière syllabe avec une brusquerie digne de l'accentuation réglée par le grand pape du VIIe siècle : « Chiffons, ferrailles à vendre (tout cela psalmodié avec lenteur ainsi que ces deux syllabes qui suivent, alors que la dernière finit plus vivement que « dicere »), peaux d' la-pins » « La Valence, la belle Valence, la fraîche orange », les modestes poireaux eux-mêmes : « Voilà d'beaux poireaux », les oignons : « Huit sous mon oignon », déferlaient pour moi comme un écho des vagues où, libre, Albertine eût pu se perdre, et prenaient ainsi la douceur d'un Suave mari magno.

 

Voilà des carottes

À deux ronds la botte.

 

« Oh ! s'écria Albertine, des choux, des carottes, des oranges. Voilà rien que des choses que j'ai envie de manger. Faites-en acheter par Françoise. Elle fera les carottes à la crème. Et puis ce sera gentil de manger tout ça ensemble. Ce sera tous ces bruits que nous entendons, transformés en un bon repas. Oh ! je vous en prie, demandez à Françoise de faire plutôt une raie au beurre noir. C'est si bon ! – Ma petite chérie, c'est convenu. Ne restez pas ; sans cela c'est tout ce que poussent les marchandes des quatre-saisons que vous demanderez. – C'est dit, je pars, mais je ne veux plus jamais pour nos dîners que des choses dont nous aurons entendu le cri. C'est trop amusant. Et dire qu'il faut attendre encore deux mois pour que nous entendions : “Haricots verts et tendres haricots, v'là l'haricot vert.” Comme c'est bien dit : Tendres haricots ! vous savez que je les veux tout fins, tout fins, ruisselants de vinaigrette, on ne dirait pas qu'on les mange, c'est frais comme une rosée. Hélas ! c'est comme pour les petits coeurs à la crème, c'est encore bien loin : “Bon fromage à la cré, fromage à la cré, bon fromage !” Et le chasselas de Fontainebleau : “J'ai du beau chasselas.” » Et je pensais avec effroi à tout ce temps que j'aurais à rester avec elle jusqu'au temps du chasselas. « Écoutez, je dis que je ne veux plus que les choses que nous aurons entendu crier, mais je fais naturellement des exceptions. Aussi il n'y aurait rien d'impossible à ce que je passe chez Rebattet commander une glace pour nous deux. Vous me direz que ce n'est pas encore la saison, mais j'en ai une envie ! » Je fus agité par le projet de Rebattet, rendu plus certain et suspect pour moi à cause des mots : « Il n'y aurait rien d'impossible ». C'était le jour où les Verdurin recevaient, et depuis que Swann leur avait appris que c'était la meilleure maison, c'était chez Rebattet qu'ils commandaient glaces et petits fours. « Je ne fais aucune objection à une glace, mon Albertine chérie, mais laissez-moi vous la commander, je ne sais pas moi-même si ce sera chez Poiré-Blanche, chez Rebattet, au Ritz, enfin je verrai. – Vous sortez donc ? » me dit-elle d'un air méfiant. Elle prétendait toujours qu'elle serait enchantée que je sortisse davantage, mais si un mot de moi pouvait laisser supposer que je ne resterais pas à la maison, son air inquiet donnait à penser que la joie qu'elle aurait à me voir sortir sans cesse, n'était peut-être pas très sincère. « Je sortirai peut-être, peut-être pas, vous savez bien que je ne fais jamais de projets d'avance. En tout cas, les glaces ne sont pas une chose qu'on crie, qu'on pousse dans les rues, pourquoi en voulez-vous ? » Et alors elle me répondit par ces paroles qui me montrèrent en effet combien d'intelligence et de goût latent s'étaient brusquement développés en elle depuis Balbec, par ces paroles du genre de celles qu'elle prétendait dues uniquement à mon influence, à la constante cohabitation avec moi, ces paroles que pourtant je n'aurais jamais dites, comme si quelque défense m'était faite par quelqu'un d'inconnu de jamais user dans la conversation de formes littéraires. Peut-être l'avenir ne devait-il pas être le même pour Albertine et pour moi. J'en eus presque le pressentiment en la voyant se hâter d'employer en parlant des images si écrites et qui me semblaient réservées pour un autre usage plus sacré et que j'ignorais encore. Elle me dit (et je fus malgré tout profondément attendri car je pensai : « Certes je ne parlerais pas comme elle, mais tout de même, sans moi elle ne parlerait pas ainsi, elle a subi profondément mon influence, elle ne peut donc pas ne pas m'aimer, elle est mon oeuvre ») : « Ce que j'aime dans les nourritures criées, c'est qu'une chose entendue, comme une rhapsodie, change de nature à table et s'adresse à mon palais. Pour les glaces (car j'espère bien que vous ne m'en commanderez que prises dans ces moules démodés qui ont toutes les formes d'architecture possible), toutes les fois que j'en prends, temples, églises, obélisques, rochers, c'est comme une géographie pittoresque que je regarde d'abord et dont je convertis ensuite les monuments de framboise ou de vanille en fraîcheur dans mon gosier. » Je trouvais que c'était un peu trop bien dit, mais elle sentit que je trouvais que c'était bien dit et elle continua en s'arrêtant un instant quand sa comparaison était réussie pour rire de son beau rire qui m'était si cruel parce qu'il était si voluptueux : « Mon Dieu, à l'hôtel Ritz je crains bien que vous ne trouviez des colonnes Vendôme de glace, de glace au chocolat, ou à la framboise, et alors il en faut plusieurs pour que cela ait l'air de colonnes votives ou de pylônes élevés dans une allée à la gloire de la Fraîcheur. Ils font aussi des obélisques de framboise qui se dresseront de place en place dans le désert brûlant de ma soif et dont je ferai fondre le granit rose au fond de ma gorge qu'ils désaltéreront mieux que des oasis (et ici le rire profond éclata, soit de satisfaction de si bien parler, soit par moquerie d'elle-même de s'exprimer par images si suivies, soit, hélas ! par volupté physique de sentir en elle quelque chose de si bon, de si frais, qui lui causait l'équivalent d'une jouissance). Ces pics de glace du Ritz ont quelquefois l'air du mont Rose, et même si la glace est au citron je ne déteste pas qu'elle n'ait pas de forme monumentale, qu'elle soit irrégulière, abrupte, comme une montagne d'Elstir. Il ne faut pas qu'elle soit trop blanche alors, mais un peu jaunâtre, avec cet air de neige sale et blafarde qu'ont les montagnes d'Elstir. La glace a beau ne pas être grande, qu'une demi-glace si vous voulez, ces glaces au citron-là sont tout de même des montagnes réduites, à une échelle toute petite, mais l'imagination rétablit les proportions comme pour ces petits arbres japonais nains qu'on sent très bien être tout de même des cèdres, des chênes, des mancenilliers, si bien qu'en en plaçant quelques-uns le long d'une petite rigole, dans ma chambre, j'aurais une immense forêt descendant vers un fleuve et où les petits enfants se perdraient. De même, au pied de ma demi-glace jaunâtre au citron, je vois très bien des postillons, des voyageurs, des chaises de poste sur lesquels ma langue se charge de faire rouler de glaciales avalanches qui les engloutiront (la volupté cruelle avec laquelle elle dit cela excita ma jalousie) ; de même, ajouta-t-elle, que je me charge avec mes lèvres de détruire, pilier par pilier, ces églises vénitiennes d'un porphyre qui est de la fraise et de faire tomber sur les fidèles ce que j'aurai épargné. Oui, tous ces monuments passeront de leur place de pierre dans ma poitrine où leur fraîcheur fondante palpite déjà. Mais tenez, même sans glaces, rien n'est excitant et ne donne soif comme les annonces des sources thermales. À Montjouvain, chez Mlle Vinteuil, il n'y avait pas de bon glacier dans le voisinage, mais nous faisions dans le jardin notre tour de France en buvant chaque jour une autre eau minérale gazeuse, comme l'eau de Vichy, qui dès qu'on la verse soulève des profondeurs du verre un nuage blanc qui vient s'assoupir et se dissiper si on ne boit pas assez vite. » Mais entendre parler de Montjouvain m'était trop pénible. Je l'interrompais. « Je vous ennuie, adieu, mon chéri. » Quel changement depuis Balbec où je défie Elstir lui-même d'avoir pu deviner en Albertine ces richesses de poésie. D'une poésie moins étrange, moins personnelle que celle de Céleste Albaret, par exemple, laquelle la veille encore était venue me voir et m'ayant trouvé couché m'avait dit : « Ô majesté du ciel déposée sur un lit ! – Pourquoi du ciel, Céleste ? – Oh ! parce que vous ne ressemblez à personne, vous vous trompez bien si vous croyez que vous avez quelque chose de ceux qui voyagent sur notre vile terre. – En tout cas, pourquoi “déposé” ? – Parce que vous n'avez rien d'un homme couché, vous n'êtes pas dans le lit, vous ne remuez pas, des anges ont l'air d'être descendus vous déposer là. » Jamais Albertine n'aurait trouvé cela, mais l'amour, même quand il semble sur le point de finir est partial. Je préférais la « géographie pittoresque » des sorbets, dont la grâce assez facile me semblait une raison d'aimer Albertine et une preuve que j'avais du pouvoir sur elle, qu'elle m'aimait.

Une fois Albertine sortie, je sentis quelle fatigue était pour moi cette présence perpétuelle, insatiable de mouvement et de vie, qui troublait mon sommeil par ses mouvements, me faisait vivre dans un refroidissement perpétuel par les portes qu'elle laissait ouvertes, me forçait – pour trouver des prétextes qui justifiassent de ne pas l'accompagner, sans pourtant paraître trop malade, et d'autre part pour la faire accompagner – à déployer chaque jour plus d'ingéniosité que Shéhérazade. Malheureusement, si par une même ingéniosité la conteuse persane retardait sa mort, je hâtais la mienne. Il y a ainsi dans la vie certaines situations, qui ne sont pas toutes créées comme celle-là par la jalousie amoureuse, et une santé précaire qui ne permet pas de partager la vie d'un être actif et jeune, mais où tout de même le problème de continuer la vie en commun ou de revenir à la vie séparée d'autrefois se pose d'une façon presque médicale : auquel des deux sortes de repos faut-il se sacrifier (en continuant le surmenage quotidien, ou en revenant aux angoisses de l'absence) – celui du cerveau ou celui du coeur ?

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