Cependant je dois dire qu'une surprise d'un genre opposé allait suivre celle que j'avais eue au moment où Mme de Guermantes m'avait invité. Cette première surprise, comme j'avais trouvé plus modeste de ma part et plus reconnaissant de ne pas la dissimuler et d'exprimer au contraire avec exagération ce qu'elle avait de joyeux, Mme de Guermantes, qui se disposait à partir pour une dernière soirée, venait de me dire, presque comme une justification, et par peur que je ne susse pas bien qui elle était, pour avoir l'air si étonné d'être invité chez elle : « Vous savez que je suis la tante de Robert de Saint-Loup qui vous aime beaucoup, et du reste nous nous sommes déjà vus ici. » En répondant que je le savais, j'ajoutai que je connaissais aussi M. de Charlus, lequel « avait été très bon pour moi à Balbec et à Paris ». Mme de Guermantes parut étonnée et ses regards semblèrent se reporter, comme pour une vérification, à une page déjà plus ancienne du livre intérieur. « Comment ! vous connaissez Palamède ? » Ce prénom prenait dans la bouche de Mme de Guermantes une grande douceur à cause de la simplicité involontaire avec laquelle elle parlait d'un homme si brillant, mais qui n'était pour elle que son beau-frère et le cousin avec lequel elle avait été élevée. Et dans le gris confus qu'était pour moi la vie de la duchesse de Guermantes, ce nom de Palamède mettait comme la clarté des longues journées d'été où elle avait joué avec lui, jeune fille, à Guermantes, au jardin. De plus, dans cette partie depuis longtemps écoulée de leur vie, Oriane de Guermantes et son cousin Palamède avaient été fort différents de ce qu'ils étaient devenus depuis ; M. de Charlus notamment, tout entier livré à des goûts d'art qu'il avait si bien refrénés par la suite que je fus stupéfait d'apprendre que c'était par lui qu'avait été peint l'immense éventail d'iris jaunes et noirs que déployait en ce moment la duchesse. Elle eût pu aussi me montrer une petite sonatine qu'il avait autrefois composée pour elle. J'ignorais absolument que le baron eût tous ces talents dont il ne parlait jamais. Disons en passant que M. de Charlus n'était pas enchanté que dans sa famille on l'appelât Palamède. Pour Mémé, on eût pu comprendre encore que cela ne lui plût pas. Ces stupides abréviations sont un signe de l'incompréhension que l'aristocratie a de sa propre poésie (le judaïsme a d'ailleurs la même, puisqu'un neveu de Lady Rufus Israëls, qui s'appelait Moïse, était couramment appelé dans le monde : « Momo ») en même temps que de sa préoccupation de ne pas avoir l'air d'attacher d'importance à ce qui est aristocratique. Or, M. de Charlus avait sur ce point plus d'imagination poétique et plus d'orgueil exhibé. Mais la raison qui lui faisait peu goûter Mémé n'était pas celle-là puisqu'elle s'étendait aussi au beau prénom de Palamède. La vérité est que, se jugeant, se sachant d'une famille princière, il aurait voulu que son frère et sa belle-soeur disent de lui : « Charlus », comme la reine Marie-Amélie ou le duc d'Orléans pouvaient dire de leurs fils, petits-fils, neveux et frères : « Joinville, Nemours, Chartres, Paris ».
« Quel cachottier que ce Mémé, s'écria-t-elle. Nous lui avons parlé longtemps de vous, il nous a dit qu'il serait très heureux de faire votre connaissance, absolument comme s'il ne vous avait jamais vu. Avouez qu'il est drôle ! et, ce qui n'est pas très gentil de ma part à dire d'un beau-frère que j'adore et dont j'admire la rare valeur, par moments un peu fou ? »
Je fus très frappé de ce mot appliqué à M. de Charlus et je me dis que cette demi-folie expliquait peut-être certaines choses, par exemple qu'il eût paru si enchanté du projet de demander à Bloch de battre sa propre mère. Je m'avisai que non seulement par les choses qu'il disait, mais par la manière dont il les disait, M. de Charlus était un peu fou. La première fois qu'on entend un avocat ou un acteur, on est surpris de leur ton tellement différent de la conversation. Mais comme on se rend compte que tout le monde trouve cela tout naturel, on ne dit rien aux autres, on ne se dit rien à soi-même, on se contente d'apprécier le degré de talent. Tout au plus pense-t-on d'un acteur du Théâtre-Français : « Pourquoi au lieu de laisser retomber son bras levé l'a-t-il fait descendre par petites saccades coupées de repos, pendant au moins dix minutes ? » ou d'un Labori : « Pourquoi, dès qu'il a ouvert la bouche, a-t-il émis ces sons tragiques, inattendus, pour dire la chose la plus simple ? » Mais comme tout le monde admet cela a priori, on n'est pas choqué. De même, en y réfléchissant, on se disait que M. de Charlus parlait de soi avec emphase, sur un ton qui n'était nullement celui du débit ordinaire. Il semblait qu'on eût dû à toute minute lui dire : « Mais pourquoi criez-vous si fort ? pourquoi êtes-vous si insolent ? » Seulement tout le monde semblait avoir admis tacitement que c'était bien ainsi. Et on entrait dans la ronde qui lui faisait fête pendant qu'il pérorait. Mais certainement à de certains moments un étranger eût cru entendre crier un dément.
« Mais », reprit la duchesse avec la légère impertinence qui se greffait chez elle sur la simplicité, « êtes-vous bien sûr que vous ne confondez pas, que vous parlez bien de mon beau-frère Palamède ? Il a beau aimer les mystères, ceci me paraît d'un fort !… »
Je répondis que j'étais absolument sûr et qu'il fallait que M. de Charlus eût mal entendu mon nom.
« Hé bien ! je vous quitte, me dit comme à regret Mme de Guermantes. Il faut que j'aille une seconde chez la princesse de Ligne. Vous n'y allez pas ? Non, vous n'aimez pas le monde ? Vous avez bien raison, c'est assommant. Si je n'étais pas obligée ! Mais c'est ma cousine, ce ne serait pas gentil. Je regrette égoïstement, pour moi, parce que j'aurais pu vous conduire, même vous ramener. Alors je vous dis au revoir et je me réjouis pour vendredi. »
Que M. de Charlus eût rougi de moi devant M. d'Argencourt, passe encore. Mais qu'à sa propre belle-soeur, et qui avait une si haute idée de lui, il niât me connaître, fait si naturel puisque je connaissais à la fois sa tante et son neveu, c'est ce que je ne pouvais comprendre.
Je terminerai ceci en disant qu'à un certain point de vue il y avait chez Mme de Guermantes une véritable grandeur qui consistait à effacer entièrement tout ce que d'autres n'eussent qu'incomplètement oublié. Elle ne m'eût jamais rencontré la harcelant, la suivant, la pistant, dans ses promenades matinales, elle n'eût jamais répondu à mon salut quotidien avec une impatience excédée, elle n'eût jamais envoyé promener Saint-Loup quand il l'avait suppliée de m'inviter, qu'elle n'aurait pas pu avoir avec moi des façons plus noblement et naturellement aimables. Non seulement elle ne s'attardait pas à des explications rétrospectives, à des demi-mots, à des sourires ambigus, à des sous-entendus, non seulement elle avait dans son affabilité actuelle, sans retours en arrière, sans réticences, quelque chose d'aussi fièrement rectiligne que sa majestueuse stature, mais les griefs qu'elle avait pu ressentir contre quelqu'un dans le passé étaient si entièrement réduits en cendres, ces cendres étaient elles-mêmes rejetées si loin de sa mémoire ou tout au moins de sa manière d'être, qu'à regarder son visage chaque fois qu'elle avait à traiter par la plus belle des simplifications ce qui chez tant d'autres eût été prétexte à des restes de froideur, à des récriminations, on avait l'impression d'une sorte de purification.
Mais si j'étais surpris de la modification qui s'était opérée en elle à mon égard, combien je l'étais plus d'en trouver en moi une tellement plus grande au sien ! N'y avait-il pas eu un moment où je ne reprenais vie et force que si j'avais, échafaudant toujours de nouveaux projets, cherché quelqu'un qui me ferait recevoir par elle et, après ce premier bonheur, en procurerait bien d'autres à mon coeur de plus en plus exigeant ? C'était l'impossibilité de rien trouver qui m'avait fait partir à Doncières voir Robert de Saint-Loup. Et maintenant, c'était bien par les conséquences dérivant d'une lettre de lui que j'étais agité, mais à cause de Mme de Stermaria et non de Mme de Guermantes.
Ajoutons, pour en finir avec cette soirée, qu'il s'y passa un fait, démenti quelques jours après, qui ne laissa pas de m'étonner, me brouilla pour quelque temps avec Bloch, et qui constitue en soi une de ces curieuses contradictions dont on va trouver l'explication à la fin de ce volume (Sodome I). Donc, chez Mme de Villeparisis, Bloch ne cessa de me vanter l'air d'amabilité de M. de Charlus, lequel Charlus, quand il le rencontrait dans la rue, le regardait dans les yeux comme s'il le connaissait, avait envie de le connaître, savait très bien qui il était. J'en souris d'abord, Bloch s'étant exprimé avec tant de violence à Balbec sur le compte du même M. de Charlus. Et je pensai simplement que Bloch, à l'instar de son père pour Bergotte, connaissait le baron « sans le connaître ». Et que ce qu'il prenait pour un regard aimable était un regard distrait. Mais enfin Bloch vint à tant de précisions, et sembla si certain qu'à deux ou trois reprises M. de Charlus avait voulu l'aborder, que, me rappelant que j'avais parlé de mon camarade au baron, lequel m'avait justement, en revenant d'une visite chez Mme de Villeparisis, posé sur lui diverses questions, je fis la supposition que Bloch ne mentait pas, que M. de Charlus avait appris son nom, qu'il était mon ami, etc. Aussi quelque temps après, au théâtre, je demandai à M. de Charlus de lui présenter Bloch, et sur son acquiescement allai le chercher. Mais dès que M. de Charlus l'aperçut, un étonnement aussitôt réprimé se peignit sur sa figure où il fut remplacé par une étincelante fureur. Non seulement il ne tendit pas la main à Bloch, mais chaque fois que celui-ci lui adressa la parole il lui répondit de l'air le plus insolent, d'une voix irritée et blessante. De sorte que Bloch, qui, à ce qu'il disait, n'avait eu jusque-là du baron que des sourires, crut que je l'avais non pas recommandé mais desservi, pendant le court entretien où, sachant le goût de M. de Charlus pour les protocoles, je lui avais parlé de mon camarade avant de l'amener à lui. Bloch nous quitta, éreinté comme qui a voulu monter un cheval tout le temps prêt à prendre le mors aux dents, ou nager contre des vagues qui vous rejettent sans cesse sur le galet, et ne me reparla pas de six mois.
Les jours qui précédèrent mon dîner avec Mme de Stermaria me furent, non pas délicieux, mais insupportables. C'est qu'en général, plus le temps qui nous sépare de ce que nous nous proposons est court, plus il nous semble long, parce que nous lui appliquons des mesures plus brèves ou simplement parce que nous songeons à le mesurer. La papauté, dit-on, compte par siècles, et peut-être même ne songe pas à compter, parce que son but est à l'infini. Le mien étant seulement à la distance de trois jours, je comptais par secondes, je me livrais à ces imaginations qui sont des commencements de caresses, de caresses qu'on enrage de ne pouvoir faire achever par la femme elle-même (ces caresses-là précisément, à l'exclusion de toutes autres). Et en somme, s'il est vrai qu'en général la difficulté d'atteindre l'objet d'un désir l'accroît (la difficulté, non l'impossibilité, car cette dernière le supprime), pourtant pour un désir tout physique, la certitude qu'il sera réalisé à un moment prochain et déterminé n'est guère moins exaltante que l'incertitude ; presque autant que le doute anxieux, l'absence de doute rend intolérable l'attente du plaisir infaillible parce qu'elle fait de cette attente un accomplissement innombrable et, par la fréquence des représentations anticipées, divise le temps en tranches aussi menues que ferait l'angoisse.
Ce qu'il me fallait, c'était posséder Mme de Stermaria : depuis plusieurs jours, avec une activité incessante, mes désirs avaient préparé ce plaisir-là dans mon imagination, et ce plaisir seul ; un autre (le plaisir avec une autre) n'eût pas, lui, été prêt, le plaisir n'étant que la réalisation d'une envie préalable et qui n'est pas toujours la même, qui change selon les mille combinaisons de la rêverie, les hasards du souvenir, l'état du tempérament, l'ordre de disponibilité des désirs dont les derniers exaucés se reposent jusqu'à ce qu'ait été un peu oubliée la déception de l'accomplissement ; j'avais déjà quitté la grande route des désirs généraux et m'étais engagé dans le sentier d'un plus particulier ; il aurait fallu, pour souhaiter un autre rendez-vous, revenir de trop loin pour rejoindre la grande route et prendre un autre sentier. Posséder Mme de Stermaria dans l'île du bois de Boulogne où je l'avais invitée à dîner, tel était le plaisir que j'imaginais à toute minute. Il eût été naturellement détruit, si j'avais dîné dans cette île sans Mme de Stermaria ; mais peut-être aussi fort diminué, en dînant, même avec elle, ailleurs. Du reste, les attitudes selon lesquelles on se figure un plaisir, sont préalables à la femme, au genre de femmes qui convient pour cela. Elles le commandent, et aussi le lieu ; et à cause de cela font revenir alternativement, dans notre capricieuse pensée, telle femme, tel site, telle chambre qu'en d'autres semaines nous eussions dédaignés. Filles de l'attitude, telles femmes ne vont pas sans le grand lit où on trouve la paix à leur côté, et d'autres, pour être caressées avec une intention plus secrète, veulent les feuilles au vent, les eaux dans la nuit, sont légères et fuyantes autant qu'elles.
Sans doute déjà bien avant d'avoir reçu la lettre de Saint-Loup, et quand il ne s'agissait pas encore de Mme de Stermaria, l'île du Bois m'avait semblé faite pour le plaisir parce que je m'étais trouvé aller y goûter la tristesse de n'en avoir aucun à y abriter. C'est aux bords du lac qui conduisent à cette île et le long desquels, dans les dernières semaines de l'été, vont se promener les Parisiennes qui ne sont pas encore parties, que, ne sachant plus où la retrouver, et si même elle n'a pas déjà quitté Paris, on erre avec l'espoir de voir passer la jeune fille dont on est tombé amoureux dans le dernier bal de l'année, qu'on ne pourra plus retrouver dans aucune soirée avant le printemps suivant. Se sentant à la veille, peut-être au lendemain du départ de l'être aimé, on suit au bord de l'eau frémissante ces belles allées où déjà une première feuille rouge fleurit comme une dernière rose, on scrute cet horizon où, par un artifice inverse à celui de ces panoramas sous la rotonde desquels les personnages en cire du premier plan donnent à la toile peinte du fond l'apparence illusoire de la profondeur et du volume, nos yeux passant sans transition du parc cultivé aux hauteurs naturelles de Meudon et du mont Valérien ne savent pas où mettre une frontière, et font entrer la vraie campagne dans l'oeuvre du jardinage dont ils projettent bien au-delà d'elle-même l'agrément artificiel ; ainsi ces oiseaux rares élevés en liberté dans un jardin botanique et qui chaque jour, au gré de leurs promenades ailées, vont poser jusque dans les bois limitrophes une note exotique. Entre la dernière fête de l'été et l'exil de l'hiver, on parcourt anxieusement ce royaume romanesque des rencontres incertaines et des mélancolies amoureuses, et on ne serait pas plus surpris qu'il fût situé hors de l'univers géographique que si à Versailles, au haut de la terrasse, observatoire autour duquel les nuages s'accumulent contre le ciel bleu dans le style de Van der Meulen, après s'être ainsi élevé en dehors de la nature, on apprenait que, là où elle recommence, au bout du grand canal, les villages qu'on ne peut distinguer, à l'horizon éblouissant comme la mer, s'appellent Fleurus ou Nimègue.
Et le dernier équipage passé, quand on sent avec douleur qu'elle ne viendra plus, on va dîner dans l'île ; au-dessus des peupliers tremblants qui rappellent sans fin les mystères du soir plus qu'ils n'y répondent, un nuage rose met une dernière couleur de vie dans le ciel apaisé. Quelques gouttes de pluie tombent sans bruit sur l'eau antique, mais, dans sa divine enfance, restée toujours couleur du temps et qui oublie à tout moment les images des nuages et des fleurs. Et après que les géraniums ont inutilement, en intensifiant l'éclairage de leurs couleurs, lutté contre le crépuscule assombri, une brume vient envelopper l'île qui s'endort ; on se promène dans l'humide obscurité le long de l'eau où tout au plus le passage silencieux d'un cygne vous étonne comme dans un lit nocturne les yeux un instant grands ouverts et le sourire d'un enfant qu'on ne croyait pas réveillé. Alors on voudrait d'autant plus avoir avec soi une amoureuse qu'on se sent seul et qu'on peut se croire loin.
Mais dans cette île, où même l'été il y avait souvent du brouillard, combien je serais plus heureux d'emmener Mme de Stermaria maintenant que la mauvaise saison, que la fin de l'automne était venue ! Si le temps qu'il faisait depuis dimanche n'avait à lui seul rendu grisâtres et maritimes les pays dans lesquels mon imagination vivait – comme d'autres saisons les faisaient embaumés, lumineux, italiens –, l'espoir de posséder dans quelques jours Mme de Stermaria eût suffi pour faire se lever vingt fois par heure un rideau de brume dans mon imagination monotonement nostalgique. En tout cas, le brouillard qui depuis la veille s'était élevé même à Paris, non seulement me faisait songer sans cesse au pays natal de la jeune femme que je venais d'inviter, mais comme il était probable que, bien plus épais encore que dans la ville, il devait le soir envahir le Bois, surtout au bord du lac, je pensais qu'il ferait pour moi de l'île des Cygnes un peu l'île de Bretagne dont l'atmosphère maritime et brumeuse avait toujours entouré pour moi comme un vêtement la pâle silhouette de Mme de Stermaria. Certes quand on est jeune, à l'âge que j'avais dans mes promenades du côté de Méséglise, notre désir, notre croyance confèrent au vêtement d'une femme une particularité individuelle, une irréductible essence. On poursuit la réalité. Mais à force de la laisser échapper, on finit par remarquer qu'à travers toutes ces vaines tentatives où on a trouvé le néant, quelque chose de solide subsiste, c'est ce qu'on cherchait. On commence à dégager, à connaître ce qu'on aime, on tâche à se le procurer, fût-ce au prix d'un artifice. Alors, à défaut de la croyance disparue, le costume signifie la suppléance à celle-ci par le moyen d'une illusion volontaire. Je savais bien qu'à une demi-heure de la maison je ne trouverais pas la Bretagne. Mais en me promenant enlacé à Mme de Stermaria dans les ténèbres de l'île, au bord de l'eau, je ferais comme d'autres qui, ne pouvant pénétrer dans un couvent, du moins, avant de posséder une femme, l'habillent en religieuse.
Je pouvais même espérer d'écouter avec la jeune femme quelque clapotis de vagues, car, la veille du dîner, une tempête se déchaîna. Je commençais à me raser pour aller dans l'île retenir le cabinet (bien qu'à cette époque de l'année l'île fût vide et le restaurant désert) et arrêter le menu pour le dîner du lendemain, quand Françoise m'annonça Albertine. Je fis entrer aussitôt, indifférent à ce qu'elle me vît enlaidi d'un menton noir, celle pour qui à Balbec je ne me trouvais jamais assez beau, et qui m'avait coûté alors autant d'agitation et de peine que maintenant Mme de Stermaria. Je tenais à ce que celle-ci reçût la meilleure impression possible de la soirée du lendemain. Aussi je demandai à Albertine de m'accompagner tout de suite jusqu'à l'île pour m'aider à faire le menu. Celle à qui on donne tout est si vite remplacée par une autre, qu'on est étonné soi-même de donner ce qu'on a de nouveau, à chaque heure, sans espoir d'avenir. À ma proposition, le visage souriant et rose d'Albertine, sous un toquet plat qui descendait très bas, jusqu'aux yeux, sembla hésiter. Elle devait avoir d'autres projets ; en tout cas elle me les sacrifia aisément, à ma grande satisfaction, car j'attachais beaucoup d'importance à avoir avec moi une jeune ménagère qui saurait bien mieux commander le dîner que moi.
Il est certain qu'elle avait représenté tout autre chose pour moi, à Balbec. Mais notre intimité, même quand nous ne la jugeons pas alors assez étroite, avec une femme dont nous sommes épris, crée entre elle et nous, malgré les insuffisances qui nous font souffrir alors, des liens sociaux qui survivent à notre amour et même au souvenir de notre amour. Alors, dans celle qui n'est plus pour nous qu'un moyen, et un chemin vers d'autres, nous sommes tout aussi étonnés et amusés d'apprendre de notre mémoire ce que son nom signifia d'original pour l'autre être que nous avons été autrefois, que si, après avoir jeté à un cocher une adresse, boulevard des Capucines ou rue du Bac, en pensant seulement à la personne que nous allons y voir, nous nous avisons que ces noms furent jadis celui des religieuses capucines dont le couvent se trouvait là et celui du bac qui traversait la Seine.
Certes, mes désirs de Balbec avaient si bien mûri le corps d'Albertine, y avaient accumulé des saveurs si fraîches et si douces que, pendant notre course au Bois, tandis que le vent, comme un jardinier soigneux, secouait les arbres, faisait tomber les fruits, balayait les feuilles mortes, je me disais que, s'il y avait eu un risque pour que Saint-Loup se fût trompé, ou que j'eusse mal compris sa lettre et que mon dîner avec Mme de Stermaria ne me conduisît à rien, j'eusse donné rendez-vous pour le même soir très tard à Albertine, afin d'oublier pendant une heure purement voluptueuse, en tenant dans mes bras le corps dont ma curiosité avait jadis supputé, soupesé tous les charmes dont il surabondait maintenant, les émotions et peut-être les tristesses de ce commencement d'amour pour Mme de Stermaria. Et certes, si j'avais pu supposer que Mme de Stermaria ne m'accorderait aucune faveur ce premier soir, je me serais représenté ma soirée avec elle d'une façon assez décevante. Je savais trop bien par expérience comment les deux stades qui se succèdent en nous, dans ces commencements d'amour pour une femme que nous avons désirée sans la connaître, aimant plutôt en elle la vie particulière où elle baigne qu'elle-même presque inconnue encore –, comment ces deux stades se reflètent bizarrement dans le domaine des faits, c'est-à-dire non plus en nous-même, mais dans nos rendez-vous avec elle. Nous avons, sans avoir jamais causé avec elle, hésité, tentés que nous étions par la poésie qu'elle représente pour nous. Sera-ce elle ou telle autre ? Et voici que les rêves se fixent autour d'elle, ne font plus qu'un avec elle. Le premier rendez-vous avec elle, qui suivra bientôt, devrait refléter cet amour naissant. Il n'en est rien. Comme s'il était nécessaire que la vie matérielle eût aussi son premier stade, l'aimant déjà, nous lui parlons de la façon la plus insignifiante : « Je vous ai demandé de venir dîner dans cette île parce que j'ai pensé que le cadre vous plairait. Je n'ai du reste rien de spécial à vous dire. Mais j'ai peur qu'il ne fasse bien humide et que vous n'ayez froid. – Mais non. – Vous le dites par amabilité. Je vous permets, madame, de lutter encore un quart d'heure contre le froid, pour ne pas vous tourmenter, mais dans un quart d'heure, je vous ramènerai de force. Je ne veux pas vous faire prendre un rhume. » Et sans lui avoir rien dit, nous la ramenons, ne nous rappelant rien d'elle, tout au plus une certaine façon de regarder, mais ne pensant qu'à la revoir. Or, la seconde fois (ne retrouvant même plus le regard, seul souvenir, mais ne pensant plus malgré cela qu'à la revoir) le premier stade est dépassé. Rien n'a eu lieu dans l'intervalle. Et pourtant, au lieu de parler du confort du restaurant, nous disons, sans que cela étonne la personne nouvelle, que nous trouvons laide, mais à qui nous voudrions qu'on parle de nous à toutes les minutes de sa vie : « Nous allons avoir fort à faire pour vaincre tous les obstacles accumulés entre nos coeurs. Pensez-vous que nous y arriverons ? Vous figurez-vous que nous puissions avoir raison de nos ennemis, espérer un heureux avenir ? » Mais ces conversations contrastées, d'abord insignifiantes, puis faisant allusion à l'amour, n'auraient pas lieu, j'en pouvais croire la lettre de Saint-Loup. Mme de Stermaria se donnerait dès le premier soir, je n'aurais donc pas besoin de convoquer Albertine chez moi, comme pis aller, pour la fin de la soirée. C'était inutile, Robert n'exagérait jamais et sa lettre était claire !