218 M. de Norpois leva les yeux au ciel

M. de Norpois leva les yeux au ciel, mais en souriant, comme pour attester l'énormité des caprices auxquels sa Dulcinée lui imposait le devoir d'obéir. Néanmoins il parla à Bloch, avec beaucoup d'affabilité, des années affreuses, peut-être mortelles, que traversait la France. Comme cela signifiait probablement que M. de Norpois (à qui Bloch cependant avait dit croire à l'innocence de Dreyfus) était ardemment antidreyfusard, l'amabilité de l'ambassadeur, l'air qu'il avait de donner raison à son interlocuteur, de ne pas douter qu'ils fussent du même avis, de se liguer en complicité avec lui pour accabler le gouvernement, flattaient la vanité de Bloch et excitaient sa curiosité. Quels étaient les points importants que M. de Norpois ne spécifiait point mais sur lesquels il semblait implicitement admettre que Bloch et lui étaient d'accord, quelle opinion avait-il donc de l'affaire, qui pût les réunir ? Bloch était d'autant plus étonné de l'accord mystérieux qui semblait exister entre lui et M. de Norpois que cet accord ne portait pas que sur la politique, Mme de Villeparisis ayant assez longuement parlé à M. de Norpois des travaux littéraires de Bloch.

« Vous n'êtes pas de votre temps, dit à celui-ci l'ancien ambassadeur, et je vous en félicite, vous n'êtes pas de ce temps où les études désintéressées n'existent plus, où on ne vend plus au public que des obscénités ou des inepties. Des efforts tels que les vôtres devraient être encouragés si nous avions un gouvernement. »

Bloch était flatté de surnager seul dans le naufrage universel. Mais là encore il aurait voulu des précisions, savoir de quelles inepties voulait parler M. de Norpois. Bloch avait le sentiment de travailler dans la même voie que beaucoup, il ne s'était pas cru si exceptionnel. Il revint à l'affaire Dreyfus, mais ne put arriver à démêler l'opinion de M. de Norpois. Il tâcha de le faire parler des officiers dont le nom revenait souvent dans les journaux à ce moment-là ; ils excitaient plus la curiosité que les hommes politiques mêlés à la même affaire, parce qu'ils n'étaient pas déjà connus comme ceux-ci et, dans un costume spécial, du fond d'une vie différente et d'un silence religieusement gardé, venaient seulement de surgir et de parler, comme Lohengrin descendant d'une nacelle conduite par un cygne. Bloch avait pu, grâce à un avocat nationaliste qu'il connaissait, entrer à plusieurs audiences du procès Zola. Il arrivait là le matin, pour n'en sortir que le soir, avec une provision de sandwiches et une bouteille de café, comme au concours général ou aux compositions de baccalauréat, et ce changement d'habitudes réveillant l'éréthisme nerveux que le café et les émotions du procès portaient à son comble, il sortait de là tellement amoureux de tout ce qui s'y était passé que, le soir, rentré chez lui, il voulait se replonger dans le beau songe et courait retrouver dans un restaurant fréquenté par les deux partis des camarades avec qui il reparlait sans fin de ce qui s'était passé dans la journée et réparait par un souper commandé sur un ton impérieux qui lui donnait l'illusion du pouvoir, le jeûne et les fatigues d'une journée commencée si tôt et où on n'avait pas déjeuné. L'homme jouant perpétuellement entre les deux plans de l'expérience et de l'imagination voudrait approfondir la vie idéale des gens qu'il connaît et connaître les êtres dont il a eu à imaginer la vie. Aux questions de Bloch, M. de Norpois répondit :

« Il y a deux officiers mêlés à l'affaire en cours et dont j'ai entendu parler autrefois par un homme dont le jugement m'inspirait grande confiance et qui faisait d'eux le plus grand cas (M. de Miribel), c'est le lieutenant-colonel Henry et le lieutenant-colonel Picquart.

— Mais, s'écria Bloch, la divine Athénè, fille de Zeus, a mis dans l'esprit de chacun le contraire de ce qui est dans l'esprit de l'autre. Et ils luttent l'un contre l'autre, tels deux lions. Le colonel Picquart avait une grande situation dans l'armée, mais sa Moire l'a conduit du côté qui n'était pas le sien. L'épée des nationalises tranchera son corps délicat et il servira de pâture aux animaux carnassiers et aux oiseaux qui se nourrissent de la graisse des morts. »

M. de Norpois ne répondit pas. « De quoi palabrent-ils là-bas dans un coin ? » demanda M. de Guermantes à Mme de Villeparisis en montrant M. de Norpois et Bloch.

« De l'affaire Dreyfus.

— Ah ! Diable ! À propos, saviez-vous qui est partisan enragé de Dreyfus ? Je vous le donne en mille. Mon neveu Robert ! Je vous dirai même qu'au Jockey, quand on a appris ces prouesses, cela a été une levée de boucliers, un véritable tollé. Comme on le présente dans huit jours…

— Évidemment, interrompit la duchesse, s'ils sont tous comme Gilbert qui a toujours soutenu qu'il fallait renvoyer tous les juifs à Jérusalem…

— Ah ! alors, le prince de Guermantes est tout à fait dans mes idées », interrompit M. d'Argencourt.

Le duc se parait de sa femme mais ne l'aimait pas. Très « suffisant », il détestait d'être interrompu, puis il avait dans son ménage l'habitude d'être brutal avec elle. Frémissant d'une double colère de mauvais mari à qui on parle et de beau parleur qu'on n'écoute pas, il s'arrêta net et lança sur la duchesse un regard qui embarrassa tout le monde.

« Qu'est-ce qu'il vous prend de nous parler de Gilbert et de Jérusalem ? dit-il enfin. Il ne s'agit pas de cela. Mais, ajouta-t-il d'un ton radouci, vous m'avouerez que si un des nôtres était refusé au Jockey et surtout Robert dont le père y a été pendant dix ans président, ce serait un comble. Que voulez-vous, ma chère, ça les a fait tiquer, ces gens, ils ont ouvert de gros yeux. Je ne peux pas leur donner tort ; personnellement vous savez que je n'ai aucun préjugé de races, je trouve que ce n'est pas de notre époque et j'ai la prétention de marcher avec mon temps, mais enfin que diable ! quand on s'appelle le marquis de Saint-Loup, on n'est pas dreyfusard, que voulez-vous que je vous dise ! »

M. de Guermantes prononça ces mots : « quand on s'appelle le marquis de Saint-Loup » avec emphase. Il savait pourtant bien que c'était une plus grande chose encore de s'appeler « le duc de Guermantes ». Mais si son amour-propre avait des tendances à s'exagérer plutôt la supériorité du titre de duc de Guermantes, ce n'était peut-être pas tant les règles du bon goût que les lois de l'imagination qui le poussaient à le diminuer. Chacun voit en plus beau ce qu'il voit à distance, ce qu'il voit chez les autres. Car les lois générales qui règlent la perspective dans l'imagination s'appliquent aussi bien aux ducs qu'aux autres hommes. Non seulement les lois de l'imagination, mais celles du langage. Or, l'une ou l'autre de deux lois du langage pouvaient s'appliquer ici. L'une veut qu'on s'exprime comme les gens de sa classe mentale et non de sa caste d'origine. Par là M. de Guermantes pouvait être dans ses expressions, même quand il voulait parler de la noblesse, tributaire de très petits bourgeois qui auraient dit : « quand on s'appelle le duc de Guermantes », tandis qu'un homme lettré, un Swann, un Legrandin ne l'eussent pas dit. Un duc peut écrire des romans d'épicier, même sur les moeurs du grand monde, les parchemins n'étant là de nul secours, et l'épithète d'aristocratique être méritée par les écrits d'un plébéien. Quel était dans ce cas le bourgeois à qui M. de Guermantes, avait entendu dire : « quand on s'appelle », il n'en savait sans doute rien. Mais une autre loi du langage est que de temps en temps, comme font leur apparition et s'éloignent certaines maladies dont on n'entend plus parler ensuite, il naît on ne sait trop comment, soit spontanément, soit par un hasard comparable à celui qui fit germer en France une mauvaise herbe d'Amérique dont la graine prise après la peluche d'une couverture de voyage était tombée sur un talus de chemin de fer, des modes d'expressions qu'on entend dans la même décade dites par des gens qui ne se sont pas concertés pour cela. Or, de même qu'une certaine année j'entendis Bloch dire en parlant de lui-même : « Comme les gens les plus charmants, les plus brillants, les mieux posés, les plus difficiles, se sont aperçus qu'il n'y avait qu'un seul être qu'ils trouvaient intelligent, agréable, dont ils ne pouvaient se passer, c'était Bloch », et la même phrase dans la bouche de bien d'autres jeunes gens qui ne le connaissaient pas et qui remplaçaient seulement Bloch par leur propre nom, de même je devais entendre souvent le « quand on s'appelle ».

« Que voulez-vous, continua le duc, avec l'esprit qui règne là, c'est assez compréhensible.

— C'est surtout comique, répondit la duchesse, étant donné les idées de sa mère qui nous rase avec la Patrie française du matin au soir.

— Oui, mais il n'y a pas que sa mère, il ne faut pas nous raconter de craques. Il y a une donzelle, une cascadeuse de la pire espèce, qui a plus d'influence sur lui et qui est précisément compatriote du sieur Dreyfus. Elle a passé à Robert son état d'esprit.

— Vous ne saviez peut-être pas, monsieur le duc, qu'il y a un mot nouveau pour exprimer un tel genre d'esprit, dit l'archiviste qui était secrétaire des comités anti-révisionnistes. On dit “mentalité”. Cela signifie exactement la même chose, mais au moins personne ne sait ce qu'on veut dire. C'est le fin du fin et, comme on dit, le “dernier cri”. »

Cependant, ayant entendu le nom de Bloch, il le voyait poser des questions à M. de Norpois avec une inquiétude qui en éveilla une différente mais aussi forte chez la marquise. Tremblant devant l'archiviste en faisant l'antidreyfusarde avec lui, elle craignait ses reproches s'il se rendait compte qu'elle avait reçu un juif plus ou moins affilié au « Syndicat ».

« Ah ! mentalité, j'en prends note, je le resservirai, dit le duc. » (Ce n'était pas une figure, le duc avait un petit carnet rempli de « citations » et qu'il relisait avant les grands dîners.) « Mentalité me plaît. Il y a comme cela des mots nouveaux qu'on lance, mais ils ne durent pas. Dernièrement, j'ai lu comme cela qu'un écrivain était “talentueux”. Comprenne qui pourra. Puis je ne l'ai plus jamais revu.

— Mais mentalité est plus employé que talentueux, dit l'historien de la Fronde pour se mêler à la conversation. Je suis membre d'une Commission au ministère de l'Instruction publique où je l'ai entendu employer plusieurs fois, et aussi à mon cercle, le cercle Volney, et même à dîner chez M. Émile Ollivier.

— Moi qui n'ai pas l'honneur de faire partie du ministère de l'Instruction publique », répondit le duc avec une feinte humilité mais avec une vanité si profonde que sa bouche ne pouvait s'empêcher de sourire et ses yeux de jeter à l'assistance des regards pétillants de joie sous l'ironie desquels rougit le pauvre historien, « moi qui n'ai pas l'honneur de faire partie du ministère de l'Instruction publique, reprit-il s'écoutant parler, ni du cercle Volney (je ne suis que de l'Union et du Jockey), vous n'êtes pas du Jockey, monsieur ? » demanda-t-il à l'historien qui, rougissant encore davantage, flairant une insolence et ne la comprenant pas, se mit à trembler de tous ses membres, « moi qui ne dîne même pas chez M. Émile Ollivier, j'avoue que je ne connaissais pas mentalité. Je suis sûr que vous êtes dans mon cas, Argencourt. Vous savez pourquoi on ne peut pas montrer les preuves de la trahison de Dreyfus. Il paraît que c'est parce qu'il est l'amant de la femme du ministre de la Guerre, cela se dit sous le manteau.

— Ah ! je croyais de la femme du président du Conseil, dit M. d'Argencourt.

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