213 L'excellent écrivain G*** entra

L'excellent écrivain G*** entra ; il venait faire à Mme de Villeparisis une visite qu'il considérait comme une corvée. La duchesse, qui fut enchantée de le retrouver, ne lui fit pourtant pas signe, mais tout naturellement il vint près d'elle, le charme qu'elle avait, son tact, sa simplicité la lui faisant considérer comme une femme d'esprit. D'ailleurs la politesse lui faisait un devoir d'aller auprès d'elle, car, comme il était agréable et célèbre, Mme de Guermantes l'invitait souvent à déjeuner, même en tête à tête avec elle et son mari, ou, l'automne, à Guermantes, profitait de cette intimité pour le convier certains soirs à dîner avec des altesses curieuses de le rencontrer. Car la duchesse aimait à recevoir certains hommes d'élite, à la condition toutefois qu'ils fussent garçons, condition que, même mariés, ils remplissaient toujours pour elle, car comme leurs femmes, toujours plus ou moins vulgaires, eussent fait tache dans un salon où il n'y avait que les plus élégantes beautés de Paris, c'est toujours sans elles qu'ils étaient invités ; et le duc, pour prévenir toute susceptibilité, expliquait à ces veufs malgré eux que la duchesse ne recevait pas de femmes, ne supportait pas la société des femmes, presque comme si c'était par ordonnance du médecin et comme il eût dit qu'elle ne pouvait rester dans une chambre où il y avait des odeurs, manger trop salé, voyager en arrière ou porter un corset. Il est vrai que ces grands hommes voyaient chez les Guermantes la princesse de Parme, la princesse de Sagan (que Françoise, entendant toujours parler d'elle, finit par appeler, croyant ce féminin exigé par la grammaire, la Sagante), et bien d'autres, mais on justifiait leur présence en disant que c'était la famille, ou des amies d'enfance qu'on ne pouvait éliminer. Persuadés ou non par les explications que le duc de Guermantes leur avait données sur la singulière maladie de la duchesse de ne pouvoir fréquenter des femmes, les grands hommes les transmettaient à leurs épouses. Quelques-unes pensaient que la maladie n'était qu'un prétexte pour cacher sa jalousie, parce que la duchesse voulait être seule à régner sur une cour d'adorateurs. De plus naïves encore pensaient que peut-être la duchesse avait un genre singulier, voire un passé scandaleux, que les femmes ne voulaient pas aller chez elle, et qu'elle donnait le nom de sa fantaisie à la nécessité. Les meilleures, entendant leur mari dire monts et merveilles de l'esprit de la duchesse, estimaient que celle-ci était si supérieure au reste des femmes qu'elle s'ennuyait dans leur société car elles ne savent parler de rien. Et il est vrai que la duchesse s'ennuyait auprès des femmes, si leur qualité princière ne leur donnait pas un intérêt particulier. Mais les épouses éliminées se trompaient quand elles s'imaginaient qu'elle ne voulait recevoir que des hommes pour pouvoir parler littérature, science et philosophie. Car elle n'en parlait jamais, du moins avec les grands intellectuels. Si, en vertu de la même tradition de famille qui fait que les filles de grands militaires gardent au milieu de leurs préoccupations les plus vaniteuses le respect des choses de l'armée, petite-fille de femmes qui avaient été liées avec Thiers, Mérimée et Augier, elle pensait qu'avant tout il faut garder dans son salon une place aux gens d'esprit, mais avait d'autre part retenu de la façon à la fois condescendante et intime dont ces hommes célèbres étaient reçus à Guermantes le pli de considérer les gens de talent comme des relations familières dont le talent ne vous éblouit pas, à qui on ne parle pas de leurs oeuvres, ce qui ne les intéresserait d'ailleurs pas. Puis le genre d'esprit Mérimée et Meilhac et Halévy, qui était le sien, la portait, par contraste avec le sentimentalisme verbal d'une époque antérieure, à un genre de conversation qui rejette tout ce qui est grandes phrases et expression de sentiments élevés, et faisait qu'elle mettait une sorte d'élégance quand elle était avec un poète ou un musicien à ne parler que des plats qu'on mangeait ou de la partie de cartes qu'on allait faire. Cette abstention avait, pour un tiers peu au courant, quelque chose de troublant qui allait jusqu'au mystère. Si Mme de Guermantes lui demandait s'il lui ferait plaisir d'être invité avec tel poète célèbre, dévoré de curiosité il arrivait à l'heure dite. La duchesse parlait au poète du temps qu'il faisait. On passait à table. « Aimez-vous cette façon de faire les oeufs ? » demandait-elle au poète. Devant son assentiment, qu'elle partageait, car tout ce qui était chez elle lui paraissait exquis, jusqu'à un cidre affreux qu'elle faisait venir de Guermantes : « Redonnez des oeufs à Monsieur », ordonnait-elle au maître d'hôtel, cependant que le tiers, anxieux, attendait toujours ce qu'avaient sûrement eu l'intention de se dire, puisqu'ils avaient arrangé de se voir malgré mille difficultés avant le départ du poète, celui-ci et la duchesse. Mais le repas continuait, les plats étaient enlevés les uns après les autres, non sans fournir à Mme de Guermantes l'occasion de spirituelles plaisanteries ou de fines historiettes. Cependant le poète mangeait toujours sans que duc ou duchesse eussent eu l'air de se rappeler qu'il était poète. Et bientôt le déjeuner était fini et on se disait adieu, sans avoir dit un mot de la poésie que tout le monde pourtant aimait, mais dont, par une réserve analogue à celle dont Swann m'avait donné l'avant-goût, personne ne parlait. Cette réserve était simplement de bon ton. Mais pour le tiers, s'il y réfléchissait un peu, elle avait quelque chose de fort mélancolique et les repas du milieu Guermantes faisaient alors penser à ces heures que des amoureux timides passent souvent ensemble à parler de banalités jusqu'au moment de se quitter, et sans que, soit timidité, pudeur, ou maladresse, le grand secret qu'ils seraient plus heureux d'avouer ait pu jamais passer de leur coeur à leurs lèvres. D'ailleurs il faut ajouter que ce silence gardé sur les choses profondes qu'on attendait toujours en vain le moment de voir aborder, s'il pouvait passer pour caractéristique de la duchesse, n'était pas chez elle absolu. Mme de Guermantes avait passé sa jeunesse dans un milieu un peu différent, aussi aristocratique, mais moins brillant et surtout moins futile que celui où elle vivait aujourd'hui, et de grande culture. Il avait laissé à sa frivolité actuelle une sorte de tuf plus solide, invisiblement nourricier et où même la duchesse allait chercher (fort rarement car elle détestait le pédantisme) quelque citation de Victor Hugo ou de Lamartine qui, fort bien appropriée, dite avec un regard senti de ses beaux yeux, ne manquait pas de surprendre et de charmer. Parfois même, sans prétentions, avec pertinence et simplicité, elle donnait à un auteur dramatique académicien quelque conseil sagace, lui faisait atténuer une situation ou changer un dénouement.

Si, dans le salon de Mme de Villeparisis, tout autant que dans l'église de Combray, au mariage de Mlle Perce-pied, j'avais peine à retrouver dans le beau visage, trop humain, de Mme de Guermantes, l'inconnu de son nom, je pensais du moins que, quand elle parlerait, sa causerie, profonde, mystérieuse, aurait une étrangeté de tapisserie médiévale, de vitrail gothique. Mais pour que je n'eusse pas été déçu par les paroles que j'entendrais prononcer à une personne qui s'appelait Mme de Guermantes, même si je ne l'eusse pas aimée, il n'eût pas suffi que les paroles fussent fines, belles et profondes, il eût fallu qu'elles reflétassent cette couleur amarante de la dernière syllabe de son nom, cette couleur que je m'étais dès le premier jour étonné de ne pas trouver dans sa personne et que j'avais fait se réfugier dans sa pensée. Sans doute j'avais déjà entendu Mme de Villeparisis, Saint-Loup, des gens dont l'intelligence n'avait rien d'extraordinaire, prononcer sans précaution ce nom de Guermantes, simplement comme étant celui d'une personne qui allait venir en visite ou avec qui on devait dîner, en n'ayant pas l'air de sentir dans ce nom des arpents de bois jaunissants et tout un mystérieux coin de province. Mais ce devait être une affectation de leur part comme quand les poètes classiques ne nous avertissent pas des intentions profondes qu'ils ont cependant eues, affectation que moi aussi je m'efforçais d'imiter en disant sur le ton le plus naturel : la duchesse de Guermantes, comme un nom qui eût ressemblé à d'autres. Du reste tout le monde assurait que c'était une femme très intelligente, d'une conversation spirituelle, vivant dans une petite coterie des plus intéressantes : paroles qui se faisaient complices de mon rêve. Car quand ils disaient coterie intelligente, conversation spirituelle, ce n'est nullement l'intelligence telle que je la connaissais que j'imaginais, fût-ce celle des plus grands esprits, ce n'était nullement de gens comme Bergotte que je composais cette coterie. Non, par intelligence, j'entendais une faculté ineffable, dorée, imprégnée d'une fraîcheur sylvestre. Même en tenant les propos les plus intelligents (dans le sens où je prenais le mot « intelligent » quand il s'agissait d'un philosophe ou d'un critique), Mme de Guermantes aurait peut-être déçu plus encore mon attente d'une faculté si particulière, que si, dans une conversation insignifiante, elle s'était contentée de parler de recettes de cuisine ou de mobilier de château, de citer des noms de voisines ou de parents à elle, qui m'eussent évoqué sa vie.

« Je croyais trouver Basin ici, il comptait venir vous voir, dit Mme de Guermantes à sa tante.

— Je ne l'ai pas vu, ton mari, depuis plusieurs jours, répondit d'un ton susceptible et fâché Mme de Villeparisis. Je ne l'ai pas vu, ou enfin peut-être une fois, depuis cette charmante plaisanterie de se faire annoncer comme la reine de Suède. »

Pour sourire Mme de Guermantes pinça le coin de ses lèvres comme si elle avait mordu sa voilette.

« Nous avons dîné avec elle hier chez Blanche Leroi, vous ne la reconnaîtriez pas, elle est devenue énorme, je suis sûre qu'elle est malade.

— Je disais justement à ces messieurs que tu lui trouvais l'air d'une grenouille. »

Mme de Guermantes fit entendre une espèce de bruit rauque qui signifiait qu'elle ricanait par acquit de conscience.

« Je ne savais pas que j'avais fait cette jolie comparaison, mais, dans ce cas, maintenant c'est la grenouille qui a réussi à devenir aussi grosse que le boeuf. Ou plutôt ce n'est pas tout à fait cela, parce que toute sa grosseur s'est amoncelée sur le ventre, c'est plutôt une grenouille dans une position intéressante.

— Ah ! je trouve ton image drôle », dit Mme de Villeparisis qui était au fond assez fière pour ses visiteurs de l'esprit de sa nièce.

« Elle est surtout arbitraire », répondit Mme de Guermantes en détachant ironiquement cette épithète choisie, comme eût fait Swann, « car j'avoue n'avoir jamais vu de grenouille en couches. En tout cas cette grenouille, qui d'ailleurs ne demande pas de roi, car je ne l'ai jamais vue plus folâtre que depuis la mort de son époux, doit venir dîner à la maison un jour de la semaine prochaine. J'ai dit que je vous préviendrais à tout hasard. »

Mme de Villeparisis fit entendre un sorte de grommellement indistinct.

« Je sais qu'elle a dîné avant-hier chez Mme de Mecklembourg, ajouta-t-elle. Il y avait Hannibal de Bréauté. Il est venu me le raconter, assez drôlement je dois dire.

— Il y avait à ce dîner quelqu'un de bien plus spirituel encore que Babal », dit Mme de Guermantes qui, si intime qu'elle fût avec M. de Bréauté-Consalvi, tenait à le montrer en l'appelant par ce diminutif. « C'est M. Bergotte. »

Je n'avais pas songé que Bergotte pût être considéré comme spirituel ; de plus il m'apparaissait comme mêlé à l'humanité intelligente, c'est-à-dire infiniment distant de ce royaume mystérieux que j'avais aperçu sous les voiles de pourpre d'une baignoire et où M. de Bréauté, faisant rire la duchesse, tenait avec elle, dans la langue des Dieux, cette chose inimaginable : une conversation entre gens du faubourg Saint-Germain. Je fus navré de voir l'équilibre se rompre et Bergotte passer par-dessus M. de Bréauté. Mais, surtout, je fus désespéré d'avoir évité Bergotte le soir de Phèdre, de ne pas être allé à lui, en entendant Mme de Guermantes dire à Mme de Villeparisis :

« C'est la seule personne que j'aie envie de connaître », ajouta la duchesse en qui on pouvait toujours, comme au moment d'une marée spirituelle, voir le flux d'une curiosité à l'égard des intellectuels célèbres croiser en route le reflux du snobisme aristocratique. « Cela me ferait un plaisir ! »

La présence de Bergotte à côté de moi, présence qu'il m'eût été si facile d'obtenir, mais que j'aurais crue capable de donner une mauvaise idée de moi à Mme de Guermantes, eût sans doute eu au contraire pour résultat qu'elle m'eût fait signe de venir dans sa baignoire et m'eût demandé d'amener un jour déjeuner le grand écrivain.

« Il paraît qu'il n'a pas été très aimable, on l'a présenté à M. de Cobourg et il ne lui a pas dit un mot », ajouta Mme de Guermantes, en signalant ce trait curieux comme elle aurait raconté qu'un Chinois se serait mouché avec du papier. « Il ne lui a pas dit une fois “Monseigneur” », ajouta-t-elle, d'un air amusé par ce détail aussi important pour elle que le refus par un protestant, au cours d'une audience du pape, de se mettre à genoux devant Sa Sainteté.

Intéressée par ces particularités de Bergotte, elle n'avait d'ailleurs pas l'air de les trouver blâmables, et paraissait plutôt lui en faire un mérite sans qu'elle sût elle-même exactement de quel genre. Malgré cette façon étrange de comprendre l'originalité de Bergotte, il m'arriva plus tard de ne pas trouver tout à fait négligeable que Mme de Guermantes, au grand étonnement de beaucoup, trouvât Bergotte plus spirituel que M. de Bréauté. Ces jugements subversifs, isolés et malgré tout justes, sont ainsi portés dans le monde par de rares personnes supérieures aux autres. Et ils y dessinent les premiers linéaments de la hiérarchie des valeurs telle que l'établira la génération suivante au lieu de s'en tenir éternellement à l'ancienne.

Le comte d'Argencourt, chargé d'affaires de Belgique et petit-cousin par alliance de Mme de Villeparisis, entra en boitant, suivi bientôt de deux jeunes gens, le baron de Guermantes et S. A. le duc de Châtellerault, à qui Mme de Guermantes dit : « Bonjour, mon petit Châtellerault », d'un air distrait et sans bouger de son pouf, car elle était une grande amie de la mère du jeune duc, lequel avait, à cause de cela et depuis son enfance, un extrême respect pour elle. Grands, minces, la peau et les cheveux dorés, tout à fait dans le type Guermantes, ces deux jeunes gens avaient l'air d'une condensation de la lumière printanière et vespérale qui inondait le grand salon. Suivant une habitude qui était à la mode à ce moment-là, ils posèrent leurs hauts de forme par terre, près d'eux. L'historien de la Fronde pensa qu'ils étaient gênés comme un paysan entrant à la mairie et ne sachant que faire de son chapeau. Croyant devoir venir charitablement en aide à la gaucherie et à la timidité qu'il leur supposait : « Non, non, leur dit-il, ne les posez pas par terre, vous allez les abîmer. »

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