045 Certes le petit noyau n’avait aucun rapport avec la société où fréquentait Swann
Certes le « petit noyau » n’avait aucun rapport avec la société où fréquentait Swann, et de purs mondains auraient trouvé que ce n’était pas la peine d’y occuper comme lui une situation exceptionnelle pour se faire présenter chez les Verdurin. Mais Swann aimait tellement les femmes, qu’à partir du jour où il avait connu à peu près toutes celles de l’aristocratie et où elles n’avaient plus rien eu à lui apprendre, il n’avait plus tenu à ces lettres de naturalisation, presque des titres de noblesse, que lui avait octroyées le faubourg Saint-Germain, que comme à une sorte de valeur d’échange, de lettre de crédit dénuée de prix en elle-même, mais lui permettant de s’improviser une situation dans tel petit trou de province ou tel milieu obscur de Paris, où la fille du hobereau ou du greffier lui avait semblé jolie. Car le désir ou l’amour lui rendait alors un sentiment de vanité dont il était maintenant exempt dans l’habitude de la vie (bien que ce fût lui sans doute qui autrefois l’avait dirigé vers cette carrière mondaine où il avait gaspillé dans les plaisirs frivoles les dons de son esprit et fait servir son érudition en matière d’art à conseiller les dames de la société dans leurs achats de tableaux et pour l’ameublement de leurs hôtels), et qui lui faisait désirer de briller, aux yeux d’une inconnue dont il s’était épris, d’une élégance que le nom de Swann à lui tout seul n’impliquait pas. Il le désirait surtout si l’inconnue était d’humble condition. De même que ce n’est pas à un autre homme intelligent qu’un homme intelligent aura peur de paraître bête, ce n’est pas par un grand seigneur, c’est par un rustre qu’un homme élégant craindra de voir son élégance méconnue. Les trois quarts des frais d’esprit et des mensonges de vanité qui ont été prodigués depuis que le monde existe par des gens qu’ils ne faisaient que diminuer, l’ont été pour des inférieurs. Et Swann qui était simple et négligent avec une duchesse, tremblait d’être méprisé, posait, quand il était devant une femme de chambre.
Il n’était pas comme tant de gens qui par paresse ou sentiment résigné de l’obligation que crée la grandeur sociale de rester attaché à un certain rivage, s’abstiennent des plaisirs que la réalité leur présente en dehors de la position mondaine où ils vivent cantonnés jusqu’à leur mort, se contentant de finir par appeler plaisirs, faute de mieux, une fois qu’ils sont parvenus à s’y habituer, les divertissements médiocres ou les supportables ennuis qu’elle renferme. Swann, lui, ne cherchait pas à trouver jolies les femmes avec qui il passait son temps, mais à passer son temps avec les femmes qu’il avait d’abord trouvées jolies. Et c’était souvent des femmes de beauté assez vulgaire, car les qualités physiques qu’il recherchait sans s’en rendre compte étaient en complète opposition avec celles qui lui rendaient admirables les femmes sculptées ou peintes par les maîtres qu’il préférait. La profondeur, la mélancolie de l’expression, glaçaient ses sens que suffisait au contraire à éveiller une chair saine, plantureuse et rose.
Si en voyage il rencontrait une famille qu’il eût été plus élégant de ne pas chercher à connaître, mais dans laquelle une femme se présentait à ses yeux parée d’un charme qu’il n’avait pas encore connu, rester dans son « quant à soi » et tromper le désir qu’elle avait fait naître, substituer un plaisir différent au plaisir qu’il eût pu connaître avec elle, en écrivant à une ancienne maîtresse de venir le rejoindre, lui eût semblé une aussi lâche abdication devant la vie, un aussi stupide renoncement à un bonheur nouveau que si au lieu de visiter le pays, il s’était confiné dans sa chambre en regardant des vues de Paris. Il ne s’enfermait pas dans l’édifice de ses relations, mais en avait fait, pour pouvoir le reconstruire à pied d’oeuvre sur de nouveaux frais partout où une femme lui avait plu, une de ces tentes démontables comme les explorateurs en emportent avec eux. Pour ce qui n’en était pas transportable ou échangeable contre un plaisir nouveau, il l’eût donné pour rien, si enviable que cela parût à d’autres. Que de fois son crédit auprès d’une duchesse, fait du désir accumulé depuis des années que celle-ci avait eu de lui être agréable sans en avoir trouvé l’occasion, il s’en était défait d’un seul coup en réclamant d’elle par une indiscrète dépêche une recommandation télégraphique qui le mît en relation, sur l’heure, avec un de ses intendants dont il avait remarqué la fille à la campagne, comme ferait un affamé qui troquerait un diamant contre un morceau de pain. Même, après coup, il s’en amusait, car il y avait en lui, rachetée par de rares délicatesses, une certaine muflerie. Puis, il appartenait à cette catégorie d’hommes intelligents qui ont vécu dans l’oisiveté et qui cherchent une consolation et peut-être une excuse dans l’idée que cette oisiveté offre à leur intelligence des objets aussi dignes d’intérêt que pourrait faire l’art ou l’étude, que la « Vie » contient des situations plus intéressantes, plus romanesques que tous les romans. Il l’assurait du moins et le persuadait aisément aux plus affinés de ses amis du monde, notamment au baron de Charlus, qu’il s’amusait à égayer par le récit des aventures piquantes qui lui arrivaient, soit qu’ayant rencontré en chemin de fer une femme qu’il avait ensuite ramenée chez lui il eût découvert qu’elle était la soeur d’un souverain entre les mains de qui se mêlaient en ce moment tous les fils de la politique européenne, au courant de laquelle il se trouvait ainsi tenu d’une façon très agréable, soit que par le jeu complexe des circonstances, il dépendît du choix qu’allait faire le conclave, s’il pourrait ou non devenir l’amant d’une cuisinière.
Ce n’était pas seulement d’ailleurs la brillante phalange de vertueuses douairières, de généraux, d’académiciens, avec lesquels il était particulièrement lié, que Swann forçait avec tant de cynisme à lui servir d’entremetteurs. Tous ses amis avaient l’habitude de recevoir de temps en temps des lettres de lui où un mot de recommandation ou d’introduction leur était demandé avec une habileté diplomatique qui, persistant à travers les amours successives et les prétextes différents, accusait, plus que n’eussent fait les maladresses, un caractère permanent et des buts identiques. Je me suis souvent fait raconter bien des années plus tard, quand je commençai à m’intéresser à son caractère à cause des ressemblances qu’en de tout autres parties il offrait avec le mien, que quand il écrivait à mon grand-père (qui ne l’était pas encore, car c’est vers l’époque de ma naissance que commença la grande liaison de Swann et elle interrompit longtemps ces pratiques), celui-ci, en reconnaissant sur l’enveloppe l’écriture de son ami, s’écriait : « Voilà Swann qui va demander quelque chose : à la garde ! » Et soit méfiance, soit par le sentiment inconsciemment diabolique qui nous pousse à n’offrir une chose qu’aux gens qui n’en ont pas envie, mes grands-parents opposaient une fin de non-recevoir absolue aux prières les plus faciles à satisfaire qu’il leur adressait, comme de le présenter à une jeune fille qui dînait tous les dimanches à la maison, et qu’ils étaient obligés, chaque fois que Swann leur en reparlait, de faire semblant de ne plus voir, alors que pendant toute la semaine on se demandait qui on pourrait bien inviter avec elle, finissant souvent par ne trouver personne, faute de faire signe à celui qui en eût été si heureux.
Quelquefois tel couple ami de mes grands-parents et qui jusque-là s’était plaint de ne jamais voir Swann, leur annonçait avec satisfaction et peut-être un peu le désir d’exciter l’envie, qu’il était devenu tout ce qu’il y a de plus charmant pour eux, qu’il ne les quittait plus. Mon grand-père ne voulait pas troubler leur plaisir mais regardait ma grand-mère en fredonnant :
Quel est donc ce mystère ?
Je n’y puis rien comprendre.
ou :
Vision fugitive…
ou :
Dans ces affaires
Le mieux est de ne rien voir.
Quelques mois après, si mon grand-père demandait au nouvel ami de Swann : « Et Swann, le voyez-vous toujours beaucoup ? » la figure de l’interlocuteur s’allongeait : « Ne prononcez jamais son nom devant moi ! — Mais je croyais que vous étiez si liés… » Il avait été ainsi pendant quelques mois le familier de cousins de ma grand-mère, dînant presque chaque jour chez eux. Brusquement il cessa de venir, sans avoir prévenu. On le crut malade, et la cousine de ma grand-mère allait envoyer demander de ses nouvelles, quand à l’office elle trouva une lettre de lui qui traînait par mégarde dans le livre de comptes de la cuisinière. Il y annonçait à cette femme qu’il allait quitter Paris, qu’il ne pourrait plus venir. Elle était sa maîtresse, et au moment de rompre, c’était elle seule qu’il avait jugé utile d’avertir.
Quand sa maîtresse du moment était au contraire une personne mondaine ou du moins une personne qu’une extraction trop humble ou une situation trop irrégulière n’empêchait pas qu’il fît recevoir dans le monde, alors pour elle il y retournait, mais seulement dans l’orbite particulier où elle se mouvait ou bien où il l’avait entraînée. « Inutile de compter sur Swann ce soir, disait-on, vous savez bien que c’est le jour d’Opéra de son Américaine. » Il la faisait inviter dans les salons particulièrement fermés où il avait ses habitudes, ses dîners hebdomadaires, son poker ; chaque soir, après qu’un léger crépelage ajouté à la brosse de ses cheveux roux avait tempéré de quelque douceur la vivacité de ses yeux verts, il choisissait une fleur pour sa boutonnière et partait pour retrouver sa maîtresse à dîner chez l’une ou l’autre des femmes de sa coterie ; et alors, pensant à l’admiration et à l’amitié que les gens à la mode pour qui il faisait la pluie et le beau temps et qu’il allait retrouver là, lui prodigueraient devant la femme qu’il aimait, il retrouvait du charme à cette vie mondaine sur laquelle il s’était blasé, mais dont la matière, pénétrée et colorée chaudement d’une flamme insinuée qui s’y jouait, lui semblait précieuse et belle depuis qu’il y avait incorporé un nouvel amour.