440 Tous ces téléphonages de Mme Verdurin
Tous ces téléphonages de Mme Verdurin n'étaient pas d'ailleurs sans inconvénient. Quoique nous ayons oublié de le dire, le « salon » Verdurin, s'il continuait en esprit et en vérité, s'était transporté momentanément dans un des plus grands hôtels de Paris, le manque de charbon et de lumière rendant plus difficiles les réceptions des Verdurin dans l'ancien logis, fort humide, des ambassadeurs de Venise. Le nouveau salon ne manquait pas, du reste, d'agrément. Comme à Venise la place, comptée à cause de l'eau, commande la forme des palais, comme un bout de jardin dans Paris ravit plus qu'un parc en province, l'étroite salle à manger qu'avait Mme Verdurin à l'hôtel faisait d'une sorte de losange aux murs éclatants de blancheur comme un écran sur lequel se détachaient à chaque mercredi, et presque tous les jours, tous les gens les plus intéressants, les plus variés, les femmes les plus élégantes de Paris, ravis de profiter du luxe des Verdurin, qui avec leur fortune allait croissant à une époque où les plus riches se restreignaient faute de toucher leurs revenus. La forme donnée aux réceptions se trouvait modifiée sans qu'elles cessassent d'enchanter Brichot, qui au fur et à mesure que les relations des Verdurin allaient s'étendant y trouvait des plaisirs nouveaux et accumulés dans un petit espace comme des surprises dans un chausson de Noël. Enfin certains jours les dîneurs étaient si nombreux que la salle à manger de l'appartement privé était trop petite, on donnait le dîner dans la salle à manger immense d'en bas, où les fidèles, tout en feignant hypocritement de déplorer l'intimité d'en haut, comme jadis la nécessité d'inviter les Cambremer faisait dire à Mme Verdurin qu'on serait trop serré, étaient ravis au fond – tout en faisant bande à part, comme jadis dans le petit chemin de fer – d'être un objet de spectacle et d'envie pour les tables voisines. Sans doute, dans les temps habituels de la paix, une note mondaine subrepticement envoyée au Figaro ou au Gaulois aurait fait savoir à plus de monde que n'en pouvait tenir la salle à manger du Majestic que Brichot avait dîné avec la duchesse de Duras. Mais depuis la guerre, les courriéristes mondains ayant supprimé ce genre d'informations (s'ils se rattrapaient sur les enterrements, les citations et les banquets franco-américains), la publicité ne pouvait plus exister que par ce moyen enfantin et restreint, digne des premiers âges, et antérieur à la découverte de Gutenberg : être vu à la table de Mme Verdurin. Après le dîner on montait dans les salons de la Patronne, puis les téléphonages commençaient. Mais beaucoup de grands hôtels étaient à cette époque peuplés d'espions qui notaient les nouvelles téléphonées par Bontemps avec une indiscrétion que corrigeait seulement, par bonheur, le manque de sûreté de ses informations, toujours démenties par l'événement.
Avant l'heure où les thés d'après-midi finissaient, à la tombée du jour, dans le ciel encore clair, on voyait de loin de petites taches brunes qu'on eût pu prendre, dans le soir bleu, pour des moucherons, ou pour des oiseaux. Ainsi quand on voit de très loin une montagne on pourrait croire que c'est un nuage. Mais on est ému parce qu'on sait que ce nuage est immense, à l'état solide, et résistant. Ainsi étais-je ému que la tache brune dans le ciel d'été ne fût ni un moucheron, ni un oiseau, mais un aéroplane monté par des hommes qui veillaient sur Paris. (Le souvenir des aéroplanes que j'avais vus avec Albertine dans notre dernière promenade, près de Versailles, n'entrait pour rien dans cette émotion, car le souvenir de cette promenade m'était devenu indifférent.)
À l'heure du dîner les restaurants étaient pleins ; et si passant dans la rue je voyais un pauvre permissionnaire, échappé pour six jours au risque permanent de la mort, et prêt à repartir pour les tranchées, arrêter un instant ses yeux devant les vitres illuminées, je souffrais comme à l'hôtel de Balbec quand des pêcheurs nous regardaient dîner, mais je souffrais davantage parce que je savais que la misère du soldat est plus grande que celle du pauvre, les réunissant toutes, et plus touchante encore parce qu'elle est plus résignée, plus noble, et que c'est d'un hochement de tête philosophe, sans haine, que prêt à repartir pour la guerre il disait en voyant se bousculer les embusqués retenant leurs tables : « On ne dirait pas que c'est la guerre ici. » Puis à 9 heures et demie, alors que personne n'avait encore eu le temps de finir de dîner, à cause des ordonnances de police on éteignait brusquement toutes les lumières, et la nouvelle bousculade des embusqués arrachant leurs pardessus aux chasseurs du restaurant où j'avais dîné avec Saint-Loup un soir de perme avait lieu à 9 h 35 dans une mystérieuse pénombre de chambre où l'on montre la lanterne magique, de salle de spectacle servant à exhiber les films d'un de ces cinémas vers lesquels allaient se précipiter dîneurs et dîneuses. Mais après cette heure-là, pour ceux qui, comme moi, le soir dont je parle, étaient restés à dîner chez eux, et sortaient pour aller voir des amis, Paris était, au moins dans certains quartiers, encore plus noir que n'était le Combray de mon enfance ; les visites qu'on se faisait prenaient un air de visites de voisins de campagne.
Ah ! si Albertine avait vécu, qu'il eût été doux, les soirs où j'aurais dîné en ville de lui donner rendez-vous dehors, sous les arcades ! D'abord je n'aurais rien vu, j'aurais l'émotion de croire qu'elle avait manqué au rendez-vous, quand tout à coup j'eusse vu se détacher du mur noir une de ses chères robes grises, ses yeux souriants qui m'avaient aperçu et nous aurions pu nous promener enlacés sans que personne nous distinguât, nous dérangeât et rentrer ensuite à la maison. Hélas, j'étais seul et je me faisais l'effet d'aller faire une visite de voisin à la campagne, de ces visites comme Swann venait nous en faire après le dîner, sans rencontrer plus de passants dans l'obscurité de Tansonville, par le petit chemin de halage, jusqu'à la rue du Saint-Esprit, que je n'en rencontrais maintenant dans les rues devenues de sinueux chemins rustiques, de Sainte-Clotilde à la rue Bonaparte. D'ailleurs, comme ces fragments de paysage que le temps qu'il fait fait voyager n'étaient plus contrariés par un cadre devenu invisible, les soirs où le vent chassait un grain glacial, je me croyais bien plus au bord de la mer furieuse dont j'avais jadis tant rêvé, que je ne m'y étais senti à Balbec ; et même d'autres éléments de nature qui n'existaient pas jusque-là à Paris faisaient croire qu'on venait, descendant du train, d'arriver pour les vacances en pleine campagne : par exemple le contraste de lumière et d'ombre qu'on avait à côté de soi par terre les soirs au clair de lune. Celui-ci donnait de ces effets que les villes ne connaissent pas, et même en plein hiver ; ses rayons s'étalaient sur la neige qu'aucun travailleur ne déblayait plus, boulevard Haussmann, comme ils eussent fait sur un glacier des Alpes. Les silhouettes des arbres se reflétaient nettes et pures sur cette neige d'or bleuté, avec la délicatesse qu'elles ont dans certaines peintures japonaises ou dans certains fonds de Raphaël ; elles étaient allongées à terre au pied de l'arbre lui-même, comme on les voit souvent dans la nature au soleil couchant, quand celui-ci inonde et rend réfléchissantes les prairies où des arbres s'élèvent à intervalles réguliers. Mais, par un raffinement d'une délicatesse délicieuse, la prairie sur laquelle se développaient ces ombres d'arbres, légères comme des âmes, était une prairie paradisiaque, non pas verte mais d'un blanc si éclatant à cause du clair de lune qui rayonnait sur la neige de jade, qu'on aurait dit que cette prairie était tissue seulement avec des pétales de poiriers en fleurs. Et sur les places, les divinités des fontaines publiques tenant en main un jet de glace avaient l'air de statues d'une matière double pour l'exécution desquelles l'artiste avait voulu marier exclusivement le bronze au cristal. Par ces jours exceptionnels toutes les maisons étaient noires. Mais au printemps au contraire, parfois de temps à autre, bravant les règlements de la police, un hôtel particulier, ou seulement un étage d'un hôtel, ou même seulement une chambre d'un étage, n'ayant pas fermé ses volets apparaissait, ayant l'air de se soutenir tout seul sur d'impalpables ténèbres, comme une projection purement lumineuse, comme une apparition sans consistance. Et la femme qu'en levant les yeux bien haut on distinguait dans cette pénombre dorée, prenait dans cette nuit où l'on était perdu et où elle-même semblait recluse, le charme mystérieux et voilé d'une vision d'Orient. Puis on passait et rien n'interrompait plus l'hygiénique et monotone piétinement rustique dans l'obscurité.
Je songeais que je n'avais pas revu depuis bien longtemps aucune des personnes dont il a été question dans cet ouvrage. En 1914 seulement, pendant les deux mois que j'avais passés à Paris j'avais aperçu M. de Charlus et vu Bloch et Saint-Loup, ce dernier seulement deux fois. La seconde fois était certainement celle où il s'était le plus montré lui-même, il avait effacé toutes les impressions peu agréables d'insincérité qu'il m'avait produites pendant le séjour à Tansonville que je viens de rapporter et j'avais reconnu en lui toutes les belles qualités d'autrefois. La première fois que je l'avais vu après la déclaration de guerre, c'est-à-dire au début de la semaine qui suivit, tandis que Bloch faisait montre des sentiments les plus chauvins, Saint-Loup, une fois que Bloch nous avait eu quittés, n'avait pas assez d'ironie pour lui-même qui ne reprenait pas de service et j'avais été presque choqué de la violence de son ton.
Saint-Loup revenait de Balbec. J'appris plus tard indirectement qu'il avait fait de vaines tentatives auprès du directeur du restaurant. Ce dernier devait sa situation à ce qu'il avait hérité de M. Nissim Bernard. Il n'était autre en effet que cet ancien jeune servant que l'oncle de Bloch « protégeait ». Mais la richesse lui avait apporté la vertu. De sorte que c'est en vain que Saint-Loup avait essayé de le séduire. Ainsi par compensation, tandis que des jeunes gens vertueux s'abandonnent, l'âge venu, aux passions dont ils ont enfin pris conscience, des adolescents faciles deviennent des hommes à principes contre lesquels des Charlus, venus sur la foi d'anciens récits mais trop tard, se heurtent désagréablement. Tout est affaire de chronologie.
« Non, s'écria-t-il avec force et gaieté, tous ceux qui ne se battent pas, quelque raison qu'ils donnent, c'est qu'ils n'ont pas envie d'être tués, c'est par peur. » Et avec le même geste d'affirmation plus énergique encore que celui avec lequel il avait souligné la peur des autres, il ajouta : « Et moi, si je ne reprends pas de service, c'est tout bonnement par peur, na ! » J'avais déjà remarqué chez différentes personnes que l'affectation des sentiments louables n'est pas la seule couverture des mauvais, mais qu'une plus nouvelle est l'exhibition de ces mauvais, de sorte qu'on n'ait pas l'air au moins de s'en cacher. De plus chez Saint-Loup cette tendance était fortifiée par son habitude quand il avait commis une indiscrétion, fait une gaffe, et qu'on aurait pu les lui reprocher, de les proclamer en disant que c'était exprès. Habitude qui, je crois bien, devait lui venir de quelque professeur à l'École de guerre dans l'intimité de qui il avait vécu, pour qui il professait une grande admiration. Je n'eus donc aucun embarras pour interpréter cette boutade comme la ratification verbale d'un sentiment que, comme il avait dicté la conduite de Saint-Loup et son abstention dans la guerre qui commençait, celui-ci aimait mieux proclamer.
« Est-ce que tu as entendu dire, me demanda-t-il en me quittant, que ma tante Oriane divorcerait ? Personnellement je n'en sais absolument rien. On dit cela de temps en temps et je l'ai entendu annoncer si souvent que j'attendrai que ce soit fait pour le croire. J'ajoute que ce serait très compréhensible ; mon oncle est un homme charmant non seulement dans le monde mais pour ses amis, pour ses parents. Même d'une façon il a beaucoup plus de coeur que ma tante qui est une sainte, mais qui le lui fait terriblement sentir. Seulement c'est un mari terrible, qui n'a jamais cessé de tromper sa femme, de l'insulter, de la brutaliser, de la priver d'argent. Ce serait si naturel qu'elle le quitte que c'est une raison pour que ce soit vrai mais aussi pour que cela ne le soit pas parce que c'en est une pour qu'on en ait l'idée et qu'on le dise. Et puis, du moment qu'elle l'a supporté si longtemps ! Maintenant je sais bien qu'il y a tant de choses qu'on annonce à tort, qu'on dément, et puis qui plus tard deviennent vraies. » Cela me fit penser à lui demander s'il avait jamais été question qu'il épousât Mlle de Guermantes. Il sursauta et m'assura que non, que ce n'était qu'un de ces bruits du monde, qui naissent de temps à autre on ne sait pourquoi, s'évanouissent de même et dont la fausseté ne rend pas ceux qui ont cru en eux plus prudents, dès que naît un bruit nouveau, de fiançailles, de divorce, ou un bruit politique, pour y ajouter foi et le colporter.