A la Recherche du Temps Perdu | Marcel Proust

425 Après le déjeuner, quand je n'allais pas errer seul dans Venise

Après le déjeuner, quand je n'allais pas errer seul dans Venise, je montais me préparer dans ma chambre pour sortir avec ma mère et pour prendre des cahiers où je prendrais des notes relatives à un travail que je faisais sur Ruskin. Au coup brusque des coudes du mur qui lui faisaient rentrer ses angles, je sentais les restrictions édictées par la mer, la parcimonie du sol. Et en descendant pour rejoindre ma mère qui m'attendait, à cette heure où à Combray il faisait si bon goûter le soleil tout proche dans l'obscurité conservée par les volets clos, ici du haut en bas de l'escalier de marbre dont on ne savait pas plus que dans une peinture de la Renaissance s'il était dressé dans un palais ou sur une galère, la même fraîcheur et le même sentiment de la splendeur du dehors étaient donnés grâce au velum qui se mouvait devant les fenêtres perpétuellement ouvertes, et par lesquelles dans un incessant courant d'air l'ombre tiède et le soleil verdâtre filaient comme sur une surface flottante et évoquaient le voisinage mobile, l'illumination, la miroitante instabilité du flot. C'est le plus souvent pour Saint-Marc que je partais, et avec d'autant plus de plaisir que, comme il fallait d'abord prendre une gondole pour s'y rendre, l'église ne se représentait pas à moi comme un simple monument, mais comme le terme d'un trajet sur l'eau marine et printanière, avec laquelle Saint-Marc faisait pour moi un tout indivisible et vivant. Nous entrions ma mère et moi dans le baptistère, foulant tous deux les mosaïques de marbre et de verre du pavage, ayant devant nous les larges arcades dont le temps a légèrement infléchi les surfaces évasées et roses, ce qui donne à l'église, là où il a respecté la fraîcheur de ce coloris, l'air d'être construite dans une matière douce et malléable comme la cire de géantes alvéoles ; là au contraire où il a racorni la matière et où les artistes l'ont ajourée et rehaussée d'or, d'être la précieuse reliure, en quelque cuir de Cordoue, du colossal évangile de Venise. Voyant que j'avais à rester longtemps devant les mosaïques qui représentent le baptême du Christ, ma mère, sentant la fraîcheur glacée qui tombait dans le baptistère, me jetait un châle sur les épaules. Quand j'étais avec Albertine à Balbec, je croyais qu'elle révélait une de ces illusions inconsistantes qui remplissent l'esprit de tant de gens qui ne pensent pas clairement, quand elle me parlait du plaisir – selon moi ne reposant sur rien – qu'elle aurait à voir telle peinture avec moi. Aujourd'hui je suis au moins sûr que le plaisir existe sinon de voir, du moins d'avoir vu une belle chose avec une certaine personne. Une heure est venue pour moi où quand je me rappelle ce baptistère, devant les flots du Jourdain où saint Jean immerge le Christ tandis que la gondole nous attendait devant la Piazzetta il ne m'est pas indifférent que dans cette fraîche pénombre, à côté de moi il y eût une femme drapée dans son deuil avec la ferveur respectueuse et enthousiaste de la femme âgée qu'on voit à Venise dans la Sainte Ursule de Carpaccio, et que cette femme aux joues rouges, aux yeux tristes, dans ses voiles noirs, et que rien ne pourra plus jamais faire sortir pour moi de ce sanctuaire doucement éclairé de Saint-Marc où je suis sûr de la retrouver parce qu'elle y a sa place réservée et immuable comme une mosaïque, ce soit ma mère. Carpaccio que je viens de nommer et qui était le peintre auquel, quand je ne travaillais pas à Saint-Marc, nous rendions le plus volontiers visite, faillit un jour ranimer mon amour pour Albertine. Je voyais pour la première fois Le Patriarche di Grado exorcisant un possédé. Je regardais l'admirable ciel incarnat et violet sur lequel se détachent ces hautes cheminées incrustées, dont la forme évasée et le rouge épanouissement de tulipes fait penser à tant de Venises de Whistler. Puis mes yeux allaient du vieux Rialto en bois, à ce Ponte Vecchio du XVe siècle aux palais de marbre ornés de chapiteaux dorés, revenaient au Canal où les barques sont menées par des adolescents en vestes roses, en toques surmontées d'aigrettes, semblables à s'y méprendre à tel qui évoquait vraiment Carpaccio dans cette éblouissante Légende de Joseph de Sert, Strauss et Kessler. Enfin, avant de quitter le tableau mes yeux revinrent à la rive où fourmillent les scènes de la vie vénitienne de l'époque. Je regardais le barbier essuyer son rasoir, le nègre portant son tonneau, les conversations des musulmans, des nobles seigneurs vénitiens en larges brocarts, en damas, en toque de velours cerise, quand tout à coup je sentis au coeur comme une légère morsure. Sur le dos d'un des compagnons de la Calza, reconnaissable aux broderies d'or et de perles qui inscrivent sur leur manche ou leur collet l'emblème de la joyeuse confrérie à laquelle ils étaient affiliés, je venais de reconnaître le manteau qu'Albertine avait pour venir avec moi en voiture découverte à Versailles, le soir où j'étais loin de me douter qu'une quinzaine d'heures me séparaient à peine du moment où elle partirait de chez moi. Toujours prête à tout, quand je lui avais demandé de partir, ce triste jour qu'elle devait appeler dans sa dernière lettre « deux fois crépusculaire puisque la nuit tombait et que nous allions nous quitter », elle avait jeté sur ses épaules un manteau de Fortuny qu'elle avait emporté avec elle le lendemain et que je n'avais jamais revu depuis dans mes souvenirs. Or c'était dans ce tableau de Carpaccio que le fils génial de Venise l'avait pris, c'est des épaules de ce compagnon de la Calza qu'il l'avait détaché pour le jeter sur celles de tant de Parisiennes qui certes ignoraient comme je l'avais fait jusqu'ici que le modèle en existait dans un groupe de seigneurs, au premier plan du Patriarche di Grado, dans une salle de l'Académie de Venise. J'avais tout reconnu, et un instant le manteau oublié m'ayant rendu pour le regarder les yeux et le coeur de celui qui allait ce soir-là partir à Versailles avec Albertine, je fus envahi pendant quelques instants par un sentiment trouble et bientôt dissipé de désir et de mélancolie.

Enfin il y avait des jours où nous ne nous contentions pas avec ma mère des musées et des églises de Venise et c'est ainsi qu'une fois où le temps était particulièrement beau, pour revoir ces Vices et ces Vertus dont M. Swann m'avait donné des reproductions, probablement accrochées encore dans la salle d'études de la maison de Combray, nous poussâmes jusqu'à Padoue ; après avoir traversé en plein soleil le jardin de l'Arena, j'entrai dans la chapelle des Giotto où la voûte entière et le fond des fresques sont si bleus qu'il semble que la radieuse journée ait passé le seuil elle aussi avec le visiteur et soit venue un instant mettre à l'ombre et au frais son ciel pur ; son ciel pur à peine un peu plus foncé d'être débarrassé des dorures de la lumière, comme en ces courts répits dont s'interrompent les plus beaux jours, quand, sans qu'on ait vu aucun nuage, le soleil ayant tourné ailleurs son regard, pour un moment, l'azur, plus doux encore, s'assombrit. Dans ce ciel transporté sur la pierre bleuie volaient des anges que je voyais pour la première fois, car M. Swann ne m'avait donné de reproductions que des Vertus et des Vices, et non des fresques qui retracent l'histoire de la Vierge et du Christ. Eh bien, dans le vol des anges, je retrouvais la même impression d'action effective, littéralement réelle que m'avaient donnée les gestes de la Charité ou de l'Envie. Avec tant de ferveur céleste, ou au moins de sagesse et d'application enfantines, qu'ils rapprochent leurs petites mains, les anges sont représentés à l'Arena, mais comme des volatiles d'une espèce particulière ayant existé réellement, ayant dû figurer dans l'histoire naturelle des temps bibliques et évangéliques. Ce sont de petits êtres qui ne manquent pas de voltiger devant les saints quand ceux-ci se promènent ; il y en a toujours quelques-uns de lâchés au-dessus d'eux, et comme ce sont des créatures réelles et effectivement volantes, on les voit s'élevant, décrivant des courbes, mettant la plus grande aisance à exécuter des loopings, fondant vers le sol la tête en bas à grand renfort d'ailes qui leur permettent de se maintenir dans des positions contraires aux lois de la pesanteur, et ils font beaucoup plutôt penser à une variété disparue d'oiseaux ou à de jeunes élèves de Fonck s'exerçant au vol plané, qu'aux anges de l'art de la Renaissance et des époques suivantes, dont les ailes ne sont plus que des emblèmes et dont le maintien est habituellement le même que celui de personnages célestes qui ne seraient pas ailés.

En rentrant à l'hôtel je trouvais des jeunes femmes qui, surtout d'Autriche, venaient à Venise passer les premiers beaux jours de ce printemps sans fleurs. Il y en avait une dont les traits ne ressemblaient pas à ceux d'Albertine mais qui me plaisait par la même fraîcheur de teint, le même regard rieur et léger. Bientôt je sentis que je commençais à lui dire les mêmes choses que je disais au début à Albertine, que je lui dissimulais la même douleur quand elle me disait qu'elle ne me verrait pas le lendemain, qu'elle allait à Vérone, et aussitôt l'envie d'aller à Vérone moi aussi. Cela ne dura pas, elle devait repartir pour l'Autriche, je ne la reverrais jamais, mais déjà vaguement jaloux comme on l'est quand on commence à être amoureux, en regardant sa charmante et énigmatique figure je me demandais si elle aussi aimait les femmes, si ce qu'elle avait de commun avec Albertine, cette clarté du teint et des regards, cet air de franchise aimable qui séduisait tout le monde et qui tenait plus à ce qu'elle ne cherchait nullement à connaître les actions des autres qui ne l'intéressaient nullement, qu'à avouer les siennes qu'elle dissimulait au contraire sous les plus puérils mensonges, si tout cela constituait des caractères morphologiques de la femme qui aime les femmes. Était-ce cela qui en elle, sans que je pusse saisir rationnellement pourquoi, exerçait sur moi son attraction, causait mes inquiétudes (cause plus profonde peut-être de mon attraction par ce qui porte vers ce qui fera souffrir), me donnait quand je la voyais tant de plaisir et de tristesse, comme ces éléments magnétiques que nous ne voyons pas et qui dans l'air de certaines contrées nous font éprouver tant de malaises ? Hélas, je ne le saurais jamais. J'aurais voulu, quand j'essayais de lire dans son visage, lui dire : « Vous devriez me le dire, cela m'intéresserait pour me faire connaître une loi d'histoire naturelle humaine », mais jamais elle ne me le dirait ; elle professait pour ce qui ressemblait à ce vice une horreur particulière, et gardait une grande froideur avec ses amies femmes. C'était même peut-être la preuve qu'elle avait quelque chose à cacher, peut-être qu'elle avait été plaisantée ou honnie à cause de cela, et que l'air qu'elle prenait pour éviter qu'on crût cela d'elle était comme cet éloignement révélateur que les animaux ont des êtres qui les ont battus. Quant à s'informer de sa vie, c'était impossible ; même pour Albertine, que de temps j'avais mis avant de savoir quelque chose ! il avait fallu la mort pour délier les langues, tant Albertine gardait dans sa conduite, comme cette jeune femme même, de prudente circonspection ! Et encore même sur Albertine étais-je sûr de savoir quelque chose ? Et puis de même que les conditions de vie que nous désirons le plus nous deviennent indifférentes si nous cessons d'aimer la personne qui, à notre insu, nous les faisait désirer parce qu'elles nous permettaient de vivre près d'elle, de lui plaire dans le possible, il en est de même de certaines curiosités intellectuelles. L'importance scientifique que je voyais à savoir le genre de désir qui se cachait sous les pétales faiblement rosés de ces joues, dans la clarté claire sans soleil comme le petit jour de ces yeux pâles, dans ces journées jamais racontées, s'en irait sans doute quand je n'aimerais plus du tout Albertine ou quand je n'aimerais plus du tout cette jeune femme.