408 Ce qui vint à mon secours contre cette image de la blanchisseuse
Ce qui vint à mon secours contre cette image de la blanchisseuse, ce fut, certes quand elle eut un peu duré, cette image elle-même, parce que nous ne connaissons vraiment que ce qui est nouveau, ce qui introduit brusquement dans notre sensibilité un changement de ton qui nous frappe, ce à quoi l'habitude n'a pas encore substitué ses pâles fac-similés. Mais ce fut surtout ce fractionnement d'Albertine en de nombreuses parts, en de nombreuses Albertine, qui était son seul mode d'existence en moi. Des moments revinrent où elle n'avait été que bonne, ou intelligente, ou sérieuse, ou même aimant plus que tout les sports. Et ce fractionnement, n'était-il pas au fond juste qu'il me calmât ? Car s'il n'était pas en lui quelque chose de réel, s'il tenait à la forme successive des heures où elle m'était apparue, forme qui restait celle de ma mémoire, comme la courbure des projections de ma lanterne magique tenait à la courbure des verres colorés, ne représentait-il pas à sa manière une vérité bien objective celle-là, que chacun de nous n'est pas un, mais contient de nombreuses personnes qui n'ont pas toutes la même valeur morale et que si l'Albertine vicieuse avait existé, cela n'empêchait pas qu'il y en eût eu d'autres, celle qui aimait à causer avec moi de Saint-Simon dans sa chambre ; celle qui le soir où je lui avais dit qu'il fallait nous séparer avait dit si tristement : « Ce pianola, cette chambre, penser que je ne reverrai jamais tout cela » et quand elle avait vu l'émotion que mon mensonge avait fini par me communiquer s'était écriée avec une pitié si sincère : « Oh ! non, tout plutôt que de vous faire de la peine, c'est entendu, je ne chercherai pas à vous revoir. » Alors je ne fus plus seul. Du moment que cette Albertine bonne était revenue, j'avais retrouvé la seule personne à qui je pusse demander l'antidote des souffrances qu'Albertine me causait. Certes je désirais toujours lui parler de l'histoire de la blanchisseuse, mais ce n'était plus en manière de cruel triomphe et pour lui montrer méchamment que je la savais. Comme j'aurais fait si Albertine avait été vivante, je lui demandai tendrement si l'histoire de la blanchisseuse était vraie. Elle me jura que non, qu'Aimé n'était pas très véridique et que voulant paraître avoir bien gagné l'argent que je lui avais donné, il n'avait pas voulu revenir bredouille et avait fait dire ce qu'il avait voulu à la blanchisseuse. Sans doute Albertine n'avait cessé de me mentir. Pourtant, dans le flux et le reflux de ses contradictions, je sentais qu'il y avait eu une certaine progression à moi due. Qu'elle ne m'eût même pas fait au début des confidences (peut-être, il est vrai, involontaires, dans une phrase qui échappe) je n'en eusse pas juré : je ne me rappelais plus. Et puis elle avait de si bizarres façons d'appeler certaines choses que cela pouvait signifier cela ou non. Mais le sentiment qu'elle avait eu de ma jalousie l'avait ensuite portée à rétracter avec horreur ce qu'elle avait d'abord complaisamment avoué. D'ailleurs Albertine n'avait même pas besoin de me dire cela. Pour être persuadé de son innocence il me suffisait de l'embrasser, et je le pouvais maintenant qu'était tombée la cloison qui nous séparait, pareille à celle impalpable et résistante qui après une brouille s'élève entre deux amoureux et contre laquelle se briseraient les baisers. Non, elle n'avait besoin de rien me dire. Qu'elle eût fait ce qu'elle eût voulu la pauvre petite, il y avait des sentiments en lesquels, par-dessus ce qui nous divisait, nous pouvions nous unir. Si l'histoire était vraie, et si Albertine m'avait caché ses goûts, c'était pour ne pas me faire de chagrin. J'eus la douceur de l'entendre dire à cette Albertine-là. D'ailleurs en avais-je jamais connu une autre ? Les deux plus grandes causes d'erreur dans nos rapports avec un autre être sont avoir soi bon coeur ou bien, cet autre être, l'aimer. On aime sur un sourire, sur un regard, sur une épaule. Cela suffit ; alors dans les longues heures d'espérance ou de tristesse, on fabrique une personne, on compose un caractère. Et quand plus tard on fréquente la personne aimée, on ne peut pas plus, devant quelques cruelles réalités qu'on soit placé, ôter ce caractère bon, cette nature de femme nous aimant, à l'être qui a tel regard, telle épaule, que nous ne pouvons quand elle vieillit, à une personne que nous connaissons depuis sa jeunesse, la lui ôter. J'évoquai le beau regard bon et pitoyable de cette Albertine-là, ses grosses joues, son cou aux larges grains. C'était l'image d'une morte, mais, comme cette morte vivait, il me fut aisé de faire immédiatement ce que j'eusse fait infailliblement si elle avait été auprès de moi de son vivant (ce que je ferais si je devais jamais la retrouver dans une autre vie), je lui pardonnai.
Les instants que j'avais vécus auprès de cette Albertine-là m'étaient si précieux que j'eusse voulu n'en avoir laissé échapper aucun. Or parfois, comme on rattrape les bribes d'une fortune dissipée, j'en retrouvais qui avaient semblé perdus : en nouant un foulard derrière mon cou au lieu de devant, je me rappelai une promenade à laquelle je n'avais jamais repensé et où pour que l'air froid ne pût pas venir sur ma gorge, Albertine me l'avait arrangé de cette manière après m'avoir embrassé. Cette promenade si simple, restituée à ma mémoire par un geste si humble, me fit le plaisir de ces objets intimes ayant appartenu à une morte chérie, que nous rapporte sa vieille femme de chambre et qui ont tant de prix pour nous ; mon chagrin s'en trouvait enrichi, et d'autant plus que ce foulard, je n'y avais jamais repensé.
Maintenant Albertine, lâchée de nouveau, avait repris son vol ; des hommes, des femmes la suivaient. Elle vivait en moi. Je me rendais compte que ce grand amour prolongé pour Albertine était comme l'ombre du sentiment que j'avais eu pour elle, en reproduisait les diverses parties et obéissait aux mêmes lois que la réalité sentimentale qu'il reflétait au-delà de la mort. Car je sentais bien que, si je pouvais entre mes pensées pour Albertine mettre quelque intervalle, si j'en avais mis trop je ne l'aurais plus aimée ; elle me fût par cette coupure devenue indifférente, comme me l'était maintenant ma grand-mère. Trop de temps passé sans penser à elle eût rompu dans mon souvenir la continuité qui est le principe même de la vie, qui pourtant peut se ressaisir après un certain intervalle de temps. N'en avait-il pas été ainsi de mon amour pour Albertine quand elle vivait, lequel avait pu se renouer après longtemps sans penser à elle ? Or mon souvenir devait obéir aux mêmes lois, ne pas pouvoir supporter de plus longs intervalles, car il ne faisait, comme une aurore boréale, que refléter après la mort d'Albertine le sentiment que j'avais eu pour elle, il était comme l'ombre de mon amour. Mon moi actuel n'aimait plus Albertine, mon moi qui l'avait aimée était mort. Mais en moi le mot Équemauville était déposé, partie de ce moi qui se mettait à pleurer de choses qui ne me faisaient plus de peine en temps habituel, comme des exemplaires déposés à la Bibliothèque nationale permettent de connaître un ouvrage qui serait détruit, comme ces disques devant lesquels un grand artiste a chanté qu'on enterre dans la cave de l'Opéra et qui quand le virtuose est mort se remettent à chanter avec cette voix qu'on croyait tue à jamais. Tout comme l'avenir, ce n'est pas tout à la fois mais grain à grain qu'on goûte le passé.
D'ailleurs mon chagrin prenait tant de formes que parfois je ne le reconnaissais plus ; je souhaitais d'avoir un grand amour, je voulais chercher une personne qui vivrait auprès de moi, cela me semblait le signe que je n'aimais plus Albertine quand c'était celui que je l'aimais toujours ; car ce besoin d'éprouver un grand amour n'était, tout autant que le désir d'embrasser les grosses joues d'Albertine, qu'une partie de mon regret. C'est quand je l'aurais oubliée que je pourrais trouver plus sage, plus heureux de vivre sans amour. Ainsi le regret d'Albertine, parce que c'était lui qui faisait naître en moi le besoin d'une soeur, le rendait inassouvissable. Et au fur et à mesure que mon regret d'Albertine s'affaiblirait, le besoin d'une soeur, lequel n'était qu'une forme inconsciente de ce regret, deviendrait moins impérieux. Et pourtant ces deux reliquats de mon amour ne suivirent pas dans leur décroissance une marche également rapide. Il y avait des heures où j'étais décidé à me marier, tant le premier subissait une profonde éclipse, le second au contraire gardant une grande force. Et en revanche, plus tard mes souvenirs jaloux s'étant éteints, tout d'un coup parfois une tendresse me remontait au coeur pour Albertine, et alors, pensant à mes amours pour d'autres femmes, je me disais qu'elle les aurait compris, partagés et son vice devenait comme une cause d'amour. Parfois ma jalousie renaissait dans des moments où je ne me souvenais plus d'Albertine, bien que ce fût d'elle alors que je fusse jaloux. Je croyais l'être d'Andrée à propos de qui on m'apprit à ce moment-là une aventure qu'elle avait. Mais Andrée n'était pour moi qu'un prête-nom, qu'un chemin de raccord, qu'une prise de courant qui me reliait indirectement à Albertine. C'est ainsi qu'en rêve on donne un autre visage, un autre nom, à une personne sur l'identité profonde de laquelle on ne se trompe pas pourtant. En somme malgré les flux et les reflux qui contrariaient dans ces cas particuliers cette loi générale, les sentiments que m'avait laissés Albertine eurent plus de peine à mourir que le souvenir de leur cause première. Non seulement les sentiments, mais les sensations. Différent en cela de Swann qui lorsqu'il avait commencé à ne plus aimer Odette, n'avait même plus pu recréer en lui la sensation de son amour, je me sentais encore revivant un passé qui n'était plus que l'histoire d'un autre ; mon moi en quelque sorte mi-partie, tandis que son extrémité supérieure était déjà dure et refroidie, brûlait encore à sa base chaque fois qu'une étincelle y refaisait passer l'ancien courant, même quand depuis longtemps mon esprit avait cessé de concevoir Albertine. Et aucune image d'elle n'accompagnant les palpitations cruelles qui y suppléaient, les larmes qu'apportait à mes yeux un vent froid soufflant comme à Balbec sur les pommiers déjà roses, j'en arrivais à me demander si la renaissance de ma douleur n'était pas due à des causes toutes pathologiques et si ce que je prenais pour la reviviscence d'un souvenir et la dernière période d'un amour n'était pas plutôt le début d'une maladie de coeur.
Il y a dans certaines affections des accidents secondaires que le malade est trop porté à confondre avec la maladie elle-même. Quand ils cessent, il est étonné de se trouver moins éloigné de la guérison qu'il n'avait cru. Telle avait été la souffrance causée – la « complication » amenée – par les lettres d'Aimé relativement à l'établissement de douches et aux blanchisseuses. Mais un médecin de l'âme qui m'eût visité eût trouvé que pour le reste, mon chagrin lui-même allait mieux. Sans doute en moi, comme j'étais un homme, un de ces êtres amphibies qui sont simultanément plongés dans le passé et dans la réalité actuelle, il existait toujours une contradiction entre le souvenir vivant d'Albertine et la connaissance que j'avais de sa mort. Mais cette contradiction était en quelque sorte l'inverse de ce qu'elle était autrefois. L'idée qu'Albertine était morte, cette idée qui les premiers temps venait battre si furieusement en moi l'idée qu'elle était vivante, que j'étais obligé de me sauver devant elle comme les enfants à l'arrivée de la vague, cette idée de sa mort, à la faveur même de ces assauts incessants, avait fini par conquérir en moi la place qu'y occupait récemment encore l'idée de sa vie. Sans que je m'en rendisse compte, c'était maintenant cette idée de la mort d'Albertine – non plus le souvenir présent de sa vie – qui faisait pour la plus grande partie le fond de mes inconscientes songeries, de sorte que si je les interrompais tout à coup pour réfléchir sur moi-même, ce qui me causait de l'étonnement, ce n'était pas comme les premiers jours qu'Albertine si vivante en moi pût n'exister plus sur la terre, pût être morte, mais qu'Albertine, qui n'existait plus sur la terre, qui était morte, fût restée si vivante en moi. Maçonné par la contiguïté des souvenirs qui se suivent l'un l'autre, le noir tunnel sous lequel ma pensée rêvassait depuis trop longtemps pour qu'elle prît même plus garde à lui, s'interrompait brusquement d'un intervalle de soleil, berçant au loin un univers souriant et bleu où Albertine n'était plus qu'un souvenir indifférent et plein de charme. Est-ce celle-là, me disais-je, qui est la vraie, ou bien l'être qui dans l'obscurité où je roulais depuis si longtemps me semblait la seule réalité ? Le personnage que j'avais été il y a si peu de temps encore et qui ne vivait que dans la perpétuelle attente du moment où Albertine viendrait lui dire bonsoir et l'embrasser, une sorte de multiplication de moi-même me faisait paraître ce personnage comme n'étant plus qu'une faible partie, à demi dépouillée, de moi, et comme une fleur qui s'entrouvre j'éprouvais la fraîcheur rajeunissante d'une exfoliation. Au reste ces brèves illuminations ne me faisaient peut-être que mieux prendre conscience de mon amour pour Albertine, comme il arrive pour toutes les idées trop constantes, qui ont besoin d'une opposition pour s'affirmer. Ceux qui ont vécu pendant la guerre de 1870, par exemple, disent que l'idée de la guerre avait fini par leur sembler naturelle, non pas parce qu'ils ne pensaient pas assez à la guerre, mais y pensaient toujours. Et pour comprendre combien c'est un fait étrange et considérable que la guerre, il fallait, quelque chose les arrachant à leur obsession permanente, qu'ils oubliassent un instant que la guerre régnait, se retrouvassent pareils à ce qu'ils étaient quand on était en paix, jusqu'à ce que tout à coup sur ce blanc momentané se détachât, enfin distincte, la réalité monstrueuse que depuis longtemps ils avaient cessé de voir, ne voyant pas autre chose qu'elle.