020 Quelquefois j’étais tiré de ma lecture
Quelquefois j’étais tiré de ma lecture, dès le milieu de l’après-midi, par la fille du jardinier, qui courait comme une folle, renversant sur son passage un oranger, se coupant un doigt, se cassant une dent et criant : « Les voilà, les voilà ! » pour que Françoise et moi nous accourions et ne manquions rien du spectacle. C’était les jours où, pour des manoeuvres de garnison, la troupe traversait Combray, prenant généralement la rue Sainte-Hildegarde. Tandis que nos domestiques, assis en rang sur des chaises en dehors de la grille, regardaient les promeneurs dominicaux de Combray et se faisaient voir d’eux, la fille du jardinier par la fente que laissaient entre elles deux maisons lointaines de l’avenue de la Gare, avait aperçu l’éclat des casques. Les domestiques avaient rentré précipitamment leurs chaises, car quand les cuirassiers défilaient rue Sainte-Hildegarde, ils en remplissaient toute la largeur, et le galop des chevaux rasait les maisons, couvrant les trottoirs submergés comme des berges qui offrent un lit trop étroit à un torrent déchaîné.
« Pauvres enfants », disait Françoise à peine arrivée à la grille et déjà en larmes ; « pauvre jeunesse qui sera fauchée comme un pré ; rien que d’y penser j’en suis choquée », ajoutait-elle en mettant la main sur son coeur, là où elle avait reçu ce choc.
« C’est beau, n’est-ce pas, madame Françoise, de voir des jeunes gens qui ne tiennent pas à la vie ? » disait le jardinier pour la faire « monter ».
Il n’avait pas parlé en vain :
« De ne pas tenir à la vie ? Mais à quoi donc qu’il faut tenir, si ce n’est pas à la vie, le seul cadeau que le Bon Dieu ne fasse jamais deux fois. Hélas ! mon Dieu ! C’est pourtant vrai qu’ils n’y tiennent pas ! Je les ai vus en 70 ; ils n’ont plus peur de la mort, dans ces misérables guerres ; c’est ni plus ni moins des fous ; et puis ils ne valent plus la corde pour les pendre, ce n’est pas des hommes, c’est des lions. » (Pour Françoise la comparaison d’un homme à un lion, qu’elle prononçait li-on, n’avait rien de flatteur.)
La rue Sainte-Hildegarde tournait trop court pour qu’on pût voir venir de loin, et c’était par cette fente entre les deux maisons de l’avenue de la Gare qu’on apercevait toujours de nouveaux casques courant et brillant au soleil. Le jardinier aurait voulu savoir s’il y en avait encore beaucoup à passer, et il avait soif, car le soleil tapait. Alors tout d’un coup, sa fille s’élançant comme d’une place assiégée, faisait une sortie, atteignait l’angle de la rue, et après avoir bravé cent fois la mort, venait nous rapporter, avec une carafe de coco, la nouvelle qu’ils étaient bien un mille qui venaient sans arrêter, du côté de Thiberzy et de Méséglise. Françoise et le jardinier, réconciliés, discutaient sur la conduite à tenir en cas de guerre :
« Voyez-vous, Françoise, disait le jardinier, la révolution vaudrait mieux, parce que quand on la déclare il n’y a que ceux qui veulent partir qui y vont.
— Ah ! oui, au moins je comprends cela, c’est plus franc. »
Le jardinier croyait qu’à la déclaration de guerre on arrêtait tous les chemins de fer.
« Pardi, pour pas qu’on se sauve », disait Françoise.
Et le jardinier : « Ah ! ils sont malins », car il n’admettait pas que la guerre ne fût pas une espèce de mauvais tour que l’État essayait de jouer au peuple et que, si on avait eu le moyen de le faire, il n’est pas une seule personne qui n’eût filé.
Mais Françoise se hâtait de rejoindre ma tante, je retournais à mon livre, les domestiques se réinstallaient devant la porte à regarder tomber la poussière et l’émotion qu’avaient soulevées les soldats. Longtemps après que l’accalmie était venue, un flot inaccoutumé de promeneurs noircissait encore les rues de Combray. Et devant chaque maison, même celles où ce n’était pas l’habitude, les domestiques ou même les maîtres, assis et regardant, festonnaient le seuil d’un liséré capricieux et sombre comme celui des algues et des coquilles dont une forte marée laisse le crêpe et la broderie au rivage, après qu’elle s’est éloignée.
Sauf ces jours-là, je pouvais d’habitude, au contraire, lire tranquille. Mais l’interruption et le commentaire qui furent apportés une fois par une visite de Swann à la lecture que j’étais en train de faire du livre d’un auteur tout nouveau pour moi, Bergotte, eut cette conséquence que, pour longtemps, ce ne fut plus sur un mur décoré de fleurs violettes en quenouille, mais sur un fond tout autre, devant le portail d’une cathédrale gothique, que se détacha désormais l’image d’une des femmes dont je rêvais.