Je parlai à Saint-Loup de mon ami le directeur du Grand Hôtel de Balbec qui, paraît-il, avait prétendu qu'il y avait eu au début de la guerre dans certains régiments français des défections qu'il appelait des « défectuosités », et avait accusé de les avoir provoquées ce qu'il appelait le « militariste prussien » ; il avait même cru, à un certain moment, à un débarquement simultané des Japonais, des Allemands et des Cosaques à Rivebelle, menaçant Balbec, et avait dit qu'il n'y avait plus qu'à « décrépir ». Il trouvait le départ des pouvoirs publics pour Bordeaux un peu précipité et déclarait qu'ils avaient eu tort de « décrépir » aussi vite. Ce germanophobe disait en riant à propos de son frère : « Il est dans les tranchées, à vingt-cinq mètres des Boches ! » jusqu'à ce qu'ayant appris qu'il l'était lui-même, on l'eût mis dans un camp de concentration.
« À propos de Balbec, te rappelles-tu l'ancien liftier de l'hôtel ? » me dit en me quittant Saint-Loup sur le ton de quelqu'un qui n'avait pas trop l'air de savoir qui c'était et qui comptait sur moi pour l'éclairer. « Il s'engage et m'a écrit pour le faire “rentrer” dans l'aviation. » Sans doute le lift était-il las de monter dans la cage captive de l'ascenseur, et les hauteurs de l'escalier du Grand Hôtel ne lui suffisaient plus. Il allait « prendre ses galons » autrement que comme concierge, car notre destin n'est pas toujours ce que nous avions cru. « Je vais sûrement appuyer sa demande, me dit Saint-Loup. Je le disais encore à Gilberte ce matin, jamais nous n'aurons assez d'avions. C'est avec cela qu'on verra ce que prépare l'adversaire. C'est cela qui lui enlèvera le bénéfice le plus grand d'une attaque, celui de la surprise, l'armée la meilleure sera peut-être celle qui aura les meilleurs yeux. »
J'avais rencontré ce liftier aviateur peu de jours auparavant. Il m'avait parlé de Balbec et curieux de savoir ce qu'il me dirait de Saint-Loup j'amenai la conversation en lui demandant s'il était vrai comme on me l'avait dit que M. de Charlus avait à l'égard des jeunes gens etc. Le liftier parut étonné, il n'en savait absolument rien. En revanche il accusa le jeune homme riche, celui qui vivait avec sa maîtresse et trois amis. Comme il avait l'air de mettre le tout dans un même sac et que je savais par M. de Charlus qui me l'avait dit, on se le rappelle, devant Brichot qu'il n'en était rien, je dis au liftier qu'il devait se tromper. Il opposa à mes doutes les affirmations les plus certaines. C'était l'amie du jeune homme riche qui était chargée de lever les jeunes gens et tout le monde prenait son plaisir ensemble. Ainsi M. de Charlus, le plus compétent des hommes en cette matière, s'était entièrement trompé tant la vérité est partielle, secrète, imprévisible. Par peur de faire un raisonnement de bourgeois, de voir le charlisme là où il n'était pas, il avait passé à côté de ce fait, le levage opéré par la femme. « Elle est venue assez souvent me trouver, me dit le liftier. Mais elle a tout de suite vu à qui elle avait à faire, j'ai catégoriquement refusé, je ne marche pas dans ce fourbi-là ; je lui ai dit que cela me déplaisait formellement. Une personne n'a qu'à être indiscrète, cela se répète, on ne peut plus trouver de place nulle part. » Ces dernières raisons affaiblissaient les vertueuses déclarations du début puisqu'elles semblaient impliquer que le liftier eût cédé s'il avait été assuré de la discrétion. Ç'avait sans doute été le cas pour Saint-Loup. Il est probable que même l'homme riche, sa maîtresse et ses amis, n'avaient pas été moins favorisés, car le liftier citait beaucoup de conversations tenues avec lui par eux à des époques très diverses, ce qui arrive rarement quand on a si catégoriquement refusé. Par exemple la maîtresse de l'homme riche était venue le trouver pour connaître un chasseur avec qui il était très ami. « Je ne crois pas que vous le connaissiez, vous n'étiez pas là à ce moment-là. C'est Victor qu'on lui disait. Naturellement », ajoutait le liftier de l'air de se référer à des lois inviolables et un peu secrètes, « on ne peut pas refuser à un camarade qui n'est pas riche. » Je me souvins de l'invitation que l'ami noble de l'homme riche m'avait adressée quelques jours avant mon départ de Balbec. Mais cela n'avait sans doute aucun rapport et était dicté par la seule amabilité.
« Eh bien, et la pauvre Françoise, a-t-elle réussi à faire réformer son neveu ? » Mais Françoise, qui avait fait depuis longtemps tous ses efforts pour que son neveu fût réformé et qui, quand on lui avait proposé une recommandation, par la voie des Guermantes, pour le général de Saint-Joseph, avait répondu d'un ton désespéré : « Oh ! non, ça ne servirait à rien, il n'y a rien à faire avec ce vieux bonhomme-là, c'est tout ce qu'il y a de pis, il est patriotique », Françoise, dès qu'il avait été question de la guerre, et quelque douleur qu'elle en éprouvât, trouvait qu'on ne devait pas abandonner les « pauvres Russes », puisqu'on était « alliancé ». Le maître d'hôtel, persuadé d'ailleurs que la guerre ne durerait que dix jours et se terminerait par la victoire éclatante de la France, n'aurait pas osé, par peur d'être démenti par les événements, et n'aurait même pas eu assez d'imagination pour prédire une guerre longue et indécise. Mais cette victoire complète et immédiate, il tâchait au moins d'en extraire d'avance tout ce qui pouvait faire souffrir Françoise. « Ça pourrait bien faire du vilain, parce qu'il paraît qu'il y en a beaucoup qui ne veulent pas marcher, des gars de seize ans qui pleurent. » Et lui dire ainsi pour la « vexer » des choses désagréables, c'est ce qu'il appelait « lui jeter un pépin, lui lancer une apostrophe, lui envoyer un calembour ». « De seize ans, Vierge Marie ! », disait Françoise, et, un instant méfiante : « On disait pourtant qu'on ne les prenait qu'après vingt ans, c'est encore des enfants. – Naturellement les journaux ont l'ordre de ne pas dire ça. Du reste c'est toute la jeunesse qui sera en avant, il n'en reviendra pas lourd. D'un côté ça fera du bon, une bonne saignée, là, c'est utile de temps en temps, ça fera marcher le commerce. Ah ! dame, s'il y a des gosses trop tendres qui ont une hésitation, on les fusille immédiatement, douze balles dans la peau, vlan ! D'un côté, il faut ça. Et puis, les officiers, qu'est-ce que ça peut leur faire ? Ils touchent leurs pesetas, c'est tout ce qu'ils demandent. » Françoise pâlissait tellement pendant chacune de ces conversations qu'on craignait que le maître d'hôtel ne la fît mourir d'une maladie de coeur.
Elle ne perdait pas ses défauts pour cela. Quand une jeune fille venait me voir, si mal aux jambes qu'eût la vieille servante, m'arrivait-il de sortir un instant de ma chambre, je la voyais au haut d'une échelle, dans la penderie, en train, disait-elle, de chercher quelque paletot à moi pour voir si les mites ne s'y mettaient pas, en réalité pour nous écouter. Elle gardait malgré toutes mes critiques sa manière insidieuse de poser des questions d'une façon indirecte pour laquelle elle avait utilisé depuis quelque temps un certain « parce que sans doute ». N'osant pas me dire : « Est-ce que cette dame a un hôtel ? » elle me disait, les yeux timidement levés comme ceux d'un bon chien : « Parce que sans doute cette dame a un hôtel particulier… », évitant l'interrogation flagrante moins pour être polie que pour ne pas sembler curieuse.
Enfin, comme les domestiques que nous aimons le plus – et surtout s'ils ne nous rendent presque plus les services et les égards de leur emploi – restent, hélas, des domestiques et marquent plus nettement les limites (que nous voudrions effacer) de leur caste au fur et à mesure qu'ils croient le plus pénétrer dans la nôtre, Françoise avait souvent à mon endroit (« pour me piquer », eût dit le maître d'hôtel) de ces propos étranges qu'une personne du monde n'aurait pas : avec une joie dissimulée mais aussi profonde que si c'eût été une maladie grave, si j'avais chaud et que la sueur – je n'y prenais pas garde – perlât à mon front : « Mais vous êtes en nage », me disait-elle, étonnée comme devant un phénomène étrange, souriant un peu avec le mépris que cause quelque chose d'indécent (« vous sortez mais vous avez oublié de mettre votre cravate »), prenant pourtant la voix préoccupée qui est chargée d'inquiéter quelqu'un sur son état. On aurait dit que moi seul dans l'univers avais jamais été en nage. Enfin elle ne parlait plus bien comme autrefois. Car dans son humilité, dans sa tendre admiration pour des êtres qui lui étaient infiniment inférieurs, elle adoptait leur vilain tour de langage. Sa fille s'étant plainte d'elle à moi et m'ayant dit (je ne sais de qui elle l'avait reçu) : « Elle a toujours quelque chose à dire, que je ferme mal les portes, et patatipatali et patatatipatala », Françoise crut sans doute que son incomplète éducation seule l'avait jusqu'ici privée de ce bel usage. Et sur ces lèvres où j'avais vu fleurir jadis le français le plus pur j'entendis plusieurs fois par jour : « Et patatipatali et patatatipatala. » Il est du reste curieux combien non seulement les expressions mais les pensées varient peu chez une même personne. Le maître d'hôtel ayant pris l'habitude de déclarer que M. Poincaré était mal intentionné, pas pour l'argent, mais parce qu'il avait voulu absolument la guerre, il redisait cela sept à huit fois par jour devant le même auditoire habituel et toujours aussi intéressé. Pas un mot n'était modifié, pas un geste, une intonation. Bien que cela ne durât que deux minutes, c'était invariable comme une représentation. Ses fautes de français corrompaient le langage de Françoise tout autant que les fautes de sa fille. Il croyait que ce que M. de Rambuteau avait été si froissé un jour d'entendre appeler par le duc de Guermantes « les édicules Rambuteau » s'appelait des pistières. Sans doute dans son enfance n'avait-il pas entendu l'o, et cela lui était resté. Il prononçait donc ce mot incorrectement mais perpétuellement. Françoise, gênée d'abord, finit par le dire aussi, pour se plaindre qu'il n'y eût pas de ce genre de choses pour les femmes comme pour les hommes. Mais son humilité et son admiration pour le maître d'hôtel faisaient qu'elle ne disait jamais pissotières, mais – avec une légère concession à la coutume – pissetières.
Elle ne dormait plus, ne mangeait plus, se faisait lire les communiqués auxquels elle ne comprenait rien par le maître d'hôtel, qui n'y comprenant guère davantage et chez qui le désir de tourmenter Françoise étant souvent dominé par une allégresse patriotique, disait avec un rire sympathique, parlant des Allemands : « Ça doit chauffer, notre vieux Joffre est en train de leur tirer des plans sur la comète. » Françoise ne comprenait pas trop de quelle comète il s'agissait, mais n'en sentait que davantage que cette phrase faisait partie des aimables et originales extravagances auxquelles une personne bien élevée doit répondre avec bonne humeur, par urbanité, et haussant gaiement les épaules d'un air de dire : « Il est bien toujours le même », elle tempérait ses larmes d'un sourire. Au moins était-elle heureuse que son nouveau garçon boucher, qui malgré son métier était assez craintif (il avait cependant commencé dans les abattoirs) ne fût pas d'âge à partir. Sans quoi elle eût été capable d'aller trouver le ministre de la Guerre pour le faire réformer.
Le maître d'hôtel n'eût pas pu imaginer que les communiqués n'étaient pas excellents et qu'on ne se rapprochait pas de Berlin, puisqu'il lisait : « Nous avons repoussé, avec de fortes pertes pour l'ennemi, etc. », actions qu'il célébrait comme de nouvelles victoires. J'étais cependant effrayé de la rapidité avec laquelle le théâtre de ces victoires se rapprochait de Paris, et je fus même étonné que le maître d'hôtel, ayant vu dans un communiqué qu'une action avait eu lieu près de Lens, n'eût pas été inquiet en voyant dans le journal du lendemain que ses suites avaient tourné à notre avantage à Jouy-le-Vicomte dont nous tenions solidement les abords. Le maître d'hôtel connaissait pourtant bien de nom Jouy-le-Vicomte, qui n'était pas tellement éloigné de Combray. Mais on lit les journaux comme on aime, un bandeau sur les yeux. On ne cherche pas à comprendre les faits. On écoute les douces paroles du rédacteur en chef comme on écoute les paroles de sa maîtresse. On est battu et content parce qu'on ne se croit pas battu mais vainqueur.
Je n'étais pas du reste demeuré longtemps à Paris et j'avais regagné assez vite ma maison de santé. Bien qu'en principe le docteur vous traitât par l'isolement on m'y avait remis à deux époques différentes une lettre de Gilberte et une lettre de Robert. Gilberte m'écrivait (c'était à peu près en septembre 1914) que, quelque désir qu'elle eût de rester à Paris pour avoir plus facilement des nouvelles de Robert, les raids perpétuels de taubes au-dessus de Paris lui avaient causé une telle épouvante, surtout pour sa petite fille, qu'elle s'était enfuie de Paris par le dernier train qui partait encore pour Combray, que le train n'était même pas allé jusqu'à Combray et que ce n'était que grâce à la charrette d'un paysan sur laquelle elle avait fait dix heures d'un trajet atroce, qu'elle avait pu gagner Tansonville ! « Et là, imaginez-vous ce qui attendait votre vieille amie, m'écrivait en finissant Gilberte. J'étais partie de Paris pour fuir les avions allemands, me figurant qu'à Tansonville je serais à l'abri de tout. Je n'y étais pas depuis deux jours que vous n'imaginerez jamais ce qui arrivait : les Allemands qui envahissaient la région après avoir battu nos troupes près de La Fère, et un état-major allemand suivi d'un régiment qui se présentait à la porte de Tansonville, et que j'étais obligée d'héberger, et pas moyen de fuir, plus un train, rien. » L'état-major allemand s'était-il en effet bien conduit, ou fallait-il voir dans la lettre de Gilberte un effet, par contagion de l'esprit des Guermantes, lesquels étaient de souche bavaroise, apparentés à la plus haute aristocratie d'Allemagne, mais Gilberte ne tarissait pas sur la parfaite éducation de l'état-major et même des soldats qui lui avaient seulement demandé « la permission de cueillir un des ne-m'oubliez-pas qui poussaient auprès de l'étang », bonne éducation qu'elle opposait à la violence désordonnée des fuyards français, qui avaient traversé la propriété en saccageant tout, avant l'arrivée des généraux allemands. En tout cas, si la lettre de Gilberte était par certains côtés imprégnée de l'esprit des Guermantes – d'autres diraient de l'internationalisme juif, ce qui n'aurait probablement pas été juste, comme on verra – la lettre que je reçus pas mal de mois plus tard de Robert était, elle, beaucoup plus Saint-Loup que Guermantes, reflétant de plus toute la culture si libérale qu'il avait acquise, et, en somme, entièrement sympathique. Malheureusement il ne me parlait pas de stratégie comme dans ses conversations de Doncières et ne me disait pas dans quelle mesure il estimait que la guerre confirmait ou infirmait les principes qu'il m'avait alors exposés.
Tout au plus me dit-il que depuis 1914 s'étaient en réalité succédé plusieurs guerres, les enseignements de chacune influant sur la conduite de la suivante. Et par exemple la théorie de la « percée » avait été complétée par cette thèse qu'il fallait avant de percer bouleverser entièrement par l'artillerie le terrain occupé par l'adversaire. Mais ensuite on avait constaté qu'au contraire ce bouleversement rendait impossible l'avance de l'infanterie et de l'artillerie dans des terrains dont des milliers de trous d'obus ont fait autant d'obstacles. « La guerre, me disait-il, n'échappe pas aux lois de notre vieil Hegel. Elle est en état de perpétuel devenir. »
C'était peu auprès de ce que j'aurais voulu savoir. Mais ce qui me fâchait davantage encore, c'est qu'il n'avait pas non plus le droit de me citer de noms de généraux. Et d'ailleurs, par le peu que me disait le journal, ce n'était pas ceux dont j'étais à Doncières si préoccupé de savoir lesquels montreraient le plus de valeur dans une guerre, qui conduisaient celle-ci. Geslin de Bourgogne, Galliffet, Négrier étaient morts. Pau avait quitté le service actif presque au début de la guerre. De Joffre, de Foch, de Castelnau, de Pétain, nous n'avions jamais parlé. Mon petit, m'écrivait Robert, je reconnais que des mots comme « passeront pas » ou « on les aura » ne sont pas agréables ; ils m'ont fait longtemps aussi mal aux dents que « poilu » et le reste, et sans doute c'est ennuyeux de construire une épopée sur des termes qui sont pis qu'une faute de grammaire ou une faute de goût, qui sont cette chose contradictoire et atroce, une affectation, une prétention vulgaires que nous détestons tellement, comme par exemple les gens qui croient spirituel de dire « de la coco » pour « de la cocaïne ». Mais si tu voyais tout ce monde, surtout les gens du peuple, les ouvriers, les petits commerçants qui ne se doutaient pas de ce qu'ils recélaient en eux d'héroïsme et seraient morts dans leur lit sans l'avoir soupçonné, courir sous les balles pour secourir un camarade, pour emporter un chef blessé, et frappés eux-mêmes, sourire au moment où ils vont mourir parce que le médecin-chef leur apprend que la tranchée a été reprise aux Allemands, je t'assure, mon cher petit, que cela donne une belle idée des Français et que ça fait comprendre les époques historiques qui nous paraissaient un peu extraordinaires dans nos classes.
L'épopée est tellement belle que tu trouverais comme moi que les mots ne font plus rien. Rodin ou Maillol pourraient faire un chef-d'oeuvre avec une matière affreuse qu'on ne reconnaîtrait pas. Au contact d'une telle grandeur, « poilu » est devenu pour moi quelque chose dont je ne sens même pas plus s'il a pu contenir d'abord une allusion ou une plaisanterie que quand nous lisons « chouans » par exemple. Mais je sens « poilu » déjà prêt pour de grands poètes, comme les mots déluge, ou Christ, ou Barbares qui étaient déjà pétris de grandeur avant que s'en fussent servis Hugo, Vigny ou les autres.
Je dis que le peuple, les ouvriers, est ce qu'il y a de mieux, mais tout le monde est bien. Le pauvre petit Vaugoubert, le fils de l'ambassadeur, a été sept fois blessé avant d'être tué et chaque fois qu'il revenait d'une expédition sans avoir écopé, il avait l'air de s'excuser et de dire que ce n'était pas sa faute. C'était un être charmant. Nous nous étions beaucoup liés, les pauvres parents ont eu la permission de venir à l'enterrement à condition de ne pas être en deuil et de ne rester que cinq minutes à cause du bombardement. La mère, un grand cheval que tu connais peut-être, pouvait avoir beaucoup de chagrin, on ne distinguait rien. Mais le pauvre père était dans un tel état que je t'assure que moi, qui ai fini par devenir tout à fait insensible, à force de prendre l'habitude de voir la tête du camarade qui est en train de me parler subitement labourée par une torpille ou même détachée du tronc, je ne pouvais pas me contenir en voyant l'effondrement du pauvre Vaugoubert qui n'était plus qu'une espèce de loque. Le général avait beau lui dire que c'était pour la France, que son fils s'était conduit en héros, cela ne faisait que redoubler les sanglots du pauvre homme qui ne pouvait pas se détacher du corps de son fils. Enfin, et c'est pour cela qu'il faut s'habituer à « passeront pas », tous ces gens-là, comme mon pauvre valet de chambre, comme Vaugoubert, ont empêché les Allemands de passer. Tu trouves peut-être que nous n'avançons pas beaucoup, mais il ne faut pas raisonner, une armée se sent victorieuse par une impression intime, comme un mourant se sent foutu. Or nous savons que nous aurons la victoire et nous le voulons pour dicter une paix juste, je ne veux pas dire seulement juste pour nous, vraiment juste, juste pour les Français, juste pour les Allemands.
Bien entendu, le « fléau » n'avait pas élevé l'intelligence de Saint-Loup au-dessus d'elle-même. De même que les héros d'un esprit médiocre et banal écrivant des poèmes pendant leur convalescence se plaçaient pour décrire la guerre non au niveau des événements, qui en eux-mêmes ne sont rien mais de la banale esthétique dont ils avaient suivi les règles jusque-là, parlant comme ils eussent fait dix ans plus tôt de la « sanglante aurore », du « vol frémissant de la victoire », etc., Saint-Loup, lui, beaucoup plus intelligent et artiste, restait intelligent et artiste, et notait avec goût pour moi des paysages, pendant qu'il était immobilisé à la lisière d'une forêt marécageuse, mais comme si ç'avait été pour une chasse au canard. Pour me faire comprendre certaines oppositions d'ombre et de lumière qui avaient été « l'enchantement de sa matinée », il me citait certains tableaux que nous aimions l'un et l'autre et ne craignait pas de faire allusion à une page de Romain Rolland, voire de Nietzsche, avec cette indépendance des gens du front qui n'avaient pas la même peur de prononcer un nom allemand que ceux de l'arrière, et même avec cette pointe de coquetterie à citer un ennemi que mettait par exemple le colonel du Paty de Clam, dans la salle des témoins de l'affaire Zola, à réciter en passant devant Pierre Quillard, poète dreyfusard de la plus extrême violence et que d'ailleurs il ne connaissait pas, des vers de son drame symboliste : La Fille aux mains coupées. Saint-Loup me parlait-il d'une mélodie de Schumann, il n'en donnait le titre qu'en allemand et ne prenait aucune circonlocution pour me dire que, quand à l'aube il avait entendu un premier gazouillis à la lisière de cette forêt, il avait été enivré comme si lui avait parlé l'oiseau de ce « sublime Siegfried » qu'il espérait bien entendre après la guerre.
Et maintenant, à mon second retour à Paris, j'avais reçu, dès le lendemain de mon arrivée, une nouvelle lettre de Gilberte qui sans doute avait oublié celle, ou du moins le sens de celle que j'ai rapportée, car son départ de Paris à la fin de 1914 y était représenté rétrospectivement d'une manière assez différente. Vous ne savez peut-être pas, mon cher ami, me disait-elle, que voilà bientôt deux ans que je suis à Tansonville. J'y suis arrivée en même temps que les Allemands ; tout le monde avait voulu m'empêcher de partir. On me traitait de folle. « Comment, me disait-on, vous êtes en sûreté à Paris et vous partez pour ces régions envahies, juste au moment où tout le monde cherche à s'en échapper. » Je ne méconnaissais pas tout ce que ce raisonnement avait de juste. Mais que voulez-vous, je n'ai qu'une seule qualité, je ne suis pas lâche, ou, si vous aimez mieux, je suis fidèle, et quand j'ai su mon cher Tansonville menacé, je n'ai pas voulu que notre vieux régisseur restât seul à le défendre. Il m'a semblé que ma place était à ses côtés. Et c'est du reste grâce à cette résolution que j'ai pu sauver à peu près le château, quand tous les autres dans le voisinage, abandonnés par leurs propriétaires affolés, ont été presque tous détruits de fond en comble, et non seulement sauver le château mais les précieuses collections auxquelles mon cher papa tenait tant. En un mot Gilberte était persuadée maintenant qu'elle n'était pas allée à Tansonville, comme elle me l'avait écrit en 1914, pour fuir les Allemands et pour être à l'abri, mais au contraire pour les rencontrer et défendre contre eux son château.