288 Quant à l'oubli de ma grand-mère où j'avais vécu jusqu'ici

(Quant à l'oubli de ma grand-mère où j'avais vécu jusqu'ici, je ne pouvais même pas songer à m'attacher à lui pour en tirer de la vérité ; puisqu'en lui-même il n'était rien qu'une négation, l'affaiblissement de la pensée incapable de recréer un moment réel de la vie et obligée de lui substituer des images conventionnelles et indifférentes.) Peut-être pourtant l'instinct de conservation, l'ingéniosité de l'intelligence à nous préserver de la douleur, commençant déjà à construire sur des ruines encore fumantes, à poser les premières assises de son oeuvre utile et néfaste, goûtais-je trop la douceur de me rappeler tels et tels jugements de l'être chéri, de me les rappeler comme si elle eût pu les porter encore, comme si elle existait, comme si je continuais d'exister pour elle. Mais dès que je fus arrivé à m'endormir, à cette heure, plus véridique, où mes yeux se fermèrent aux choses du dehors, le monde du sommeil (sur le seuil duquel l'intelligence et la volonté momentanément paralysées ne pouvaient plus me disputer à la cruauté de mes impressions véritables) refléta, réfracta la douloureuse synthèse de la survivance et du néant, dans la profondeur organique et devenue translucide des viscères mystérieusement éclairés. Monde du sommeil où la connaissance interne, placée sous la dépendance des troubles de nos organes, accélère le rythme du coeur ou de la respiration, parce qu'une même dose d'effroi, de tristesse, de remords, agit avec une puissance centuplée si elle est ainsi injectée dans nos veines ; dès que pour y parcourir les artères de la cité souterraine nous nous sommes embarqués sur les flots noirs de notre propre sang comme sur un Léthé intérieur aux sextuples replis, de grandes figures solennelles nous apparaissent, nous abordent et nous quittent, nous laissant en larmes. Je cherchai en vain celle de ma grand-mère dès que j'eus abordé sous les porches sombres ; je savais pourtant qu'elle existait encore, mais d'une vie diminuée, aussi pâle que celle du souvenir ; l'obscurité grandissait, et le vent ; mon père n'arrivait pas qui devait me conduire à elle. Tout d'un coup la respiration me manqua, je sentis mon coeur comme durci, je venais de me rappeler que depuis de longues semaines j'avais oublié d'écrire à ma grand-mère. Que devait-elle penser de moi ? « Mon Dieu, me disais-je, comme elle doit être malheureuse dans cette petite chambre qu'on a louée pour elle, aussi petite que pour une ancienne domestique, où elle est toute seule avec la garde qu'on a placée pour la soigner et où elle ne peut pas bouger, car elle est toujours un peu paralysée et n'a pas voulu une seule fois se lever ! Elle doit croire que je l'oublie depuis qu'elle est morte, comme elle doit se sentir seule et abandonnée ! Oh ! il faut que je coure la voir, je ne peux pas attendre une minute, je ne peux pas attendre que mon père arrive, mais où est-ce ? comment ai-je pu oublier l'adresse ? pourvu qu'elle me reconnaisse encore ! Comment ai-je pu l'oublier pendant des mois ? » Il fait noir, je ne trouverai pas, le vent m'empêche d'avancer ; mais voici mon père qui se promène devant moi ; je lui crie : « Où est grand-mère ? dis-moi l'adresse. Est-elle bien ? Est-ce bien sûr qu'elle ne manque de rien ? – Mais non, me dit mon père, tu peux être tranquille. Sa garde est une personne ordonnée. On envoie de temps en temps une toute petite somme pour qu'on puisse lui acheter le peu qui lui est nécessaire. Elle demande quelquefois ce que tu es devenu. On lui a même dit que tu allais faire un livre. Elle a paru contente. Elle a essuyé une larme. » Alors je crus me rappeler qu'un peu après sa mort, ma grand-mère m'avait dit en sanglotant d'un air humble, comme une vieille servante chassée, comme une étrangère : « Tu me permettras bien de te voir quelquefois tout de même, ne me laisse pas trop d'années sans me visiter. Songe que tu as été mon petit-fils et que les grands-mères n'oublient pas. » En revoyant le visage si soumis, si malheureux, si doux qu'elle avait, je voulais courir immédiatement et lui dire ce que j'aurais dû lui répondre alors : « Mais, grand-mère, tu me verras autant que tu voudras, je n'ai que toi au monde, je ne te quitterai plus jamais. » Comme mon silence a dû la faire sangloter depuis tant de mois que je n'ai été là où elle est couchée ! Qu'a-t-elle pu se dire ? Et c'est en sanglotant que moi aussi je dis à mon père : « Vite, vite, son adresse, conduis-moi. » Mais lui : « C'est que… je ne sais si tu pourras la voir. Et puis, tu sais, elle est très faible, très faible, elle n'est plus elle-même, je crois que ce te sera plutôt pénible. Et je ne me rappelle pas le numéro exact de l'avenue. – Mais dis-moi, toi qui sais, ce n'est pas vrai que les morts ne vivent plus. Ce n'est pas vrai tout de même, malgré ce qu'on dit, puisque grand-mère existe encore. » Mon père sourit tristement : « Oh ! bien peu, tu sais, bien peu. Je crois que tu ferais mieux de n'y pas aller. Elle ne manque de rien. On vient tout mettre en ordre. – Mais elle est souvent seule ? – Oui, mais cela vaut mieux pour elle. Il vaut mieux qu'elle ne pense pas, cela ne pourrait que lui faire de la peine. Cela fait souvent de la peine de penser. Du reste, tu sais, elle est très éteinte. Je te laisserai l'indication précise pour que tu puisses y aller ; je ne vois pas ce que tu pourrais y faire et je ne crois pas que la garde te la laisserait voir. – Tu sais bien pourtant que je vivrai toujours près d'elle, cerfs, cerfs, Francis Jammes, fourchette. » Mais déjà j'avais retraversé le fleuve aux ténébreux méandres, j'étais remonté à la surface où s'ouvre le monde des vivants ; aussi si je répétais encore : « Francis Jammes, cerfs, cerfs », la suite de ces mots ne m'offrait plus le sens limpide et la logique qu'ils exprimaient si naturellement pour moi il y a un instant encore et que je ne pouvais plus me rappeler. Je ne comprenais plus même pourquoi le mot Aias, que m'avait dit tout à l'heure mon père, avait immédiatement signifié : « Prends garde d'avoir froid », sans aucun doute possible. J'avais oublié de fermer les volets et sans doute le grand jour m'avait éveillé. Mais je ne pus supporter d'avoir sous les yeux ces flots de la mer que ma grand-mère pouvait autrefois contempler pendant des heures ; l'image nouvelle de leur beauté indifférente se complétait aussitôt par l'idée qu'elle ne les voyait pas ; j'aurais voulu boucher mes oreilles à leur bruit, car maintenant la plénitude lumineuse de la plage creusait un vide dans mon coeur ; tout semblait me dire comme ces allées et ces pelouses d'un jardin public où je l'avais autrefois perdue, quand j'étais tout enfant : « Nous ne l'avons pas vue », et sous la rotondité du ciel pâle et divin je me sentais oppressé comme sous une immense cloche bleuâtre fermant un horizon où ma grand-mère n'était pas. Pour ne plus rien voir, je me tournai du côté du mur, mais hélas ! ce qui était contre moi c'était cette cloison qui servait jadis entre nous deux de messager matinal, cette cloison qui, aussi docile qu'un violon à rendre toutes les nuances d'un sentiment, disait si exactement à ma grand-mère ma crainte à la fois de la réveiller, et si elle était éveillée déjà, de n'être pas entendu d'elle et qu'elle n'osât bouger, puis aussitôt comme la réplique d'un second instrument, m'annonçant sa venue et m'invitant au calme. Je n'osais pas approcher de cette cloison plus que d'un piano où ma grand-mère aurait joué et qui vibrerait encore de son toucher. Je savais que je pourrais frapper maintenant, même plus fort, que rien ne pourrait plus la réveiller, que je n'entendrais aucune réponse, que ma grand-mère ne viendrait plus. Et je ne demandais rien de plus à Dieu, s'il existe un paradis, que d'y pouvoir frapper contre cette cloison les trois petits coups que ma grand-mère reconnaîtrait entre mille, et auxquels elle répondrait par ces autres coups qui voulaient dire : « Ne t'agite pas, petite souris, je comprends que tu es impatient, mais je vais venir », et qu'il me laissât rester avec elle toute l'éternité, qui ne serait pas trop longue pour nous deux.

Le directeur vint me demander si je ne voulais pas descendre. À tout hasard il avait veillé à mon « placement » dans la salle à manger. Comme il ne m'avait pas vu, il avait craint que je ne fusse repris de mes étouffements d'autrefois. Il espérait que ce ne serait qu'un tout petit « maux de gorge » et m'assura avoir entendu dire qu'on les calmait à l'aide de ce qu'il appelait : le « calyptus ».

Il me remit un petit mot d'Albertine. Elle n'avait pas dû venir à Balbec cette année mais ayant changé de projets, elle était depuis trois jours, non à Balbec même, mais à dix minutes par le tram, à une station voisine. Craignant que je ne fusse fatigué par le voyage elle s'était abstenue pour le premier soir, mais me faisait demander quand je pourrais la recevoir. Je m'informai si elle était venue elle-même, non pour la voir, mais pour m'arranger à ne pas la voir. « Mais oui, me répondit le directeur. Mais elle voudrait que ce soit le plus tôt possible, à moins que vous n'ayez pas de raisons tout à fait nécessiteuses. Vous voyez, conclut-il, que tout le monde ici vous désire, en définitif. » Mais moi, je ne voulais voir personne.

Et pourtant la veille à l'arrivée, je m'étais senti repris par le charme indolent de la vie de bains de mer. Le même lift silencieux, cette fois par respect, non par dédain, et rouge de plaisir, avait mis en marche l'ascenseur. M'élevant le long de la colonne montante, j'avais retraversé ce qui avait été autrefois pour moi le mystère d'un hôtel inconnu, où quand on arrive, touriste sans protection et sans prestige, chaque habitué qui rentre dans sa chambre, chaque jeune fille qui descend dîner, chaque bonne qui passe dans les couloirs étrangement délinéamentés, et la jeune fille venue d'Amérique avec sa dame de compagnie et qui descend dîner, jettent sur vous un regard où l'on ne lit rien de ce qu'on aurait voulu. Cette fois-ci au contraire j'avais éprouvé le plaisir trop reposant de faire la montée d'un hôtel connu, où je me sentais chez moi, où j'avais accompli une fois de plus cette opération toujours à recommencer, plus longue, plus difficile que le retournement de la paupière, et qui consiste à poser sur les choses l'âme qui nous est familière au lieu de la leur qui nous effrayait. Faudrait-il maintenant, m'étais-je dit, ne me doutant pas du brusque changement d'âme qui m'attendait, aller toujours dans d'autres hôtels où je dînerais pour la première fois, où l'habitude n'aurait pas encore tué à chaque étage, devant chaque porte, le dragon terrifiant qui semblait veiller sur une existence enchantée, où j'aurais à approcher de ces femmes inconnues que les palaces, les casinos, les plages ne font, à la façon des vastes polypiers, que réunir et faire vivre en commun ?

J'avais ressenti du plaisir même à ce que l'ennuyeux premier président fût si pressé de me voir ; je voyais, pour le premier jour, des vagues, les chaînes de montagnes d'azur de la mer, ses glaciers et ses cascades, son élévation et sa majesté négligente – rien qu'à sentir pour la première fois depuis si longtemps, en me lavant les mains, cette odeur spéciale des savons trop parfumés du Grand-Hôtel – laquelle semblant appartenir à la fois au moment présent et au séjour passé, flottait entre eux comme le charme réel d'une vie particulière où l'on ne rentre que pour changer de cravate. Les draps du lit, trop fins, trop légers, trop vastes, impossibles à border, à faire tenir, et qui restaient soufflés autour des couvertures en volutes mouvantes, m'eussent attristé autrefois. Ils bercèrent seulement sur la rondeur incommode et bombée de leurs voiles, le soleil glorieux et plein d'espérances du premier matin. Mais celui-ci n'eut pas le temps de paraître. Dans la nuit même l'atroce et divine présence avait ressuscité. Je priai le directeur de s'en aller, de demander que personne n'entrât. Je lui dis que je resterais couché et repoussai son offre de faire chercher chez le pharmacien l'excellente drogue. Il fut ravi de mon refus car il craignait que des clients ne fussent incommodés par l'odeur du « calyptus ». Ce qui me valut ce compliment : « Vous êtes dans le mouvement » (il voulait dire : « dans le vrai »), et cette recommandation : « Faites attention de ne pas vous salir à la porte, car, rapport aux serrures, je l'ai faite “induire” d'huile ; si un employé se permettait de frapper à votre chambre, il serait “roulé” de coups. Et qu'on se le tienne pour dit, car je n'aime pas les “répétitions” (évidemment cela signifiait : je n'aime pas répéter deux fois les choses). Seulement, est-ce que vous ne voulez pas pour vous remonter un peu du vin vieux dont j'ai en bas une bourrique (sans doute pour barrique) ? Je ne vous l'apporterai pas sur un plat d'argent comme la tête de Ionathan et je vous préviens que ce n'est pas du château-lafite, mais c'est à peu près équivoque (pour équivalent). Et comme c'est léger, on pourrait vous faire frire une petite sole. » Je refusai le tout, mais fus surpris d'entendre le nom du poisson (la sole) être prononcé comme l'arbre « le saule », par un homme qui avait dû en commander tant dans sa vie.

Malgré les promesses du directeur on m'apporta un peu plus tard la carte cornée de la marquise de Cambremer. Venue pour me voir, la vieille dame avait fait demander si j'étais là, et quand elle avait appris que mon arrivée datait seulement de la veille, et que j'étais souffrant, elle n'avait pas insisté, et (non sans s'arrêter sans doute devant le pharmacien ou la mercière, chez lesquels le valet de pied, sautant du siège, entrait payer quelque note ou faire des provisions) la marquise était repartie pour Féterne, dans sa vieille calèche à huit ressorts attelée de deux chevaux. Assez souvent d'ailleurs, on entendait le roulement et on admirait l'apparat de celle-ci dans les rues de Balbec et de quelques autres petites localités de la côte, situées entre Balbec et Féterne. Non pas que ces arrêts chez des fournisseurs fussent le but de ces randonnées. Il était au contraire quelque goûter, ou garden-party, chez un hobereau ou un bourgeois fort indignes de la marquise. Mais celle-ci, quoique dominant de très haut, par sa naissance et sa fortune, la petite noblesse des environs, avait dans sa bonté et sa simplicité parfaites, tellement peur de décevoir quelqu'un qui l'avait invitée qu'elle se rendait aux plus insignifiantes réunions mondaines du voisinage. Certes, plutôt que de faire tant de chemin pour venir entendre, dans la chaleur d'un petit salon étouffant, une chanteuse généralement sans talent et qu'en sa qualité de grande dame de la région et de musicienne renommée il lui faudrait ensuite féliciter avec exagération, Mme de Cambremer eût préféré aller se promener ou rester dans ses merveilleux jardins de Féterne au bas desquels le flot assoupi d'une petite baie vient mourir au milieu des fleurs. Mais elle savait que sa venue probable avait été annoncée par le maître de maison, que ce fût un noble ou un franc-bourgeois de Maineville-la-Teinturière ou de Chattoncourt-l'Orgueilleux. Or, si Mme de Cambremer était sortie ce jour-là sans faire acte de présence à la fête, tel ou tel des invités venu d'une des petites plages qui longent la mer avait pu entendre et voir la calèche de la marquise, ce qui eût ôté l'excuse de n'avoir pu quitter Féterne. D'autre part, ces maîtres de maison avaient beau avoir vu souvent Mme de Cambremer se rendre à des concerts donnés chez des gens où ils considéraient que ce n'était pas sa place d'être, la petite diminution qui à leurs yeux était de ce fait infligée à la situation de la trop bonne marquise, disparaissait aussitôt que c'était eux qui recevaient, et c'est avec fièvre qu'ils se demandaient s'ils l'auraient ou non à leur petit goûter. Quel soulagement à des inquiétudes ressenties depuis plusieurs jours, si après le premier morceau chanté par la fille des maîtres de la maison ou par quelque amateur en villégiature, un invité annonçait (signe infaillible que la marquise allait venir à la matinée) avoir vu les chevaux de la fameuse calèche arrêtés devant l'horloger ou le droguiste ! Alors Mme de Cambremer (qui en effet n'allait pas tarder à entrer suivie de sa belle-fille, des invités en ce moment à demeure chez elle, et qu'elle avait demandé la permission, accordée avec quelle joie, d'amener) reprenait tout son lustre aux yeux des maîtres de maison, pour lesquels la récompense de sa venue espérée avait peut-être été la cause déterminante et inavouée de la décision qu'ils avaient prise il y a un mois : s'infliger les tracas et faire les frais de donner une matinée. Voyant la marquise présente à leur goûter, ils se rappelaient non plus sa complaisance à se rendre à ceux de voisins peu qualifiés, mais l'ancienneté de sa famille, le luxe de son château, l'impolitesse de sa belle-fille née Legrandin qui, par son arrogance, relevait la bonhomie un peu fade de la belle-mère. Déjà ils croyaient lire, au courrier mondain du Gaulois, l'entrefilet qu'ils cuisineraient eux-mêmes en famille, toutes portes fermées à clef, sur « le petit coin de Bretagne où l'on s'amuse ferme, la matinée ultra-select où l'on ne s'est séparé qu'après avoir fait promettre aux maîtres de maison de bientôt recommencer ». Chaque jour ils attendaient le journal, anxieux de ne pas avoir encore vu leur matinée y figurer, et craignant de n'avoir eu Mme de Cambremer que pour leurs seuls invités et non pour la multitude des lecteurs. Enfin le jour béni arrivait : « La saison est exceptionnellement brillante cette année à Balbec. La mode est aux petits concerts d'après-midi, etc. » Dieu merci, le nom de Mme de Cambremer avait été bien orthographié et « cité au hasard », mais en tête. Il ne restait plus qu'à paraître ennuyé de cette indiscrétion des journaux qui pouvait amener des brouilles avec les personnes qu'on n'avait pu inviter, et à demander hypocritement, devant Mme de Cambremer, qui avait pu avoir la perfidie d'envoyer cet écho dont la marquise, bienveillante et grande dame, disait : « Je comprends que cela vous ennuie mais pour moi je n'ai été que très heureuse qu'on me sût chez vous. »

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