416 La duchesse finissait d'ailleurs par éprouver de sa persévérance

La duchesse finissait d'ailleurs par éprouver de sa persévérance poursuivie au-delà de toute mesure une satisfaction d'orgueil qui ne manquait pas une occasion de s'exprimer. « Babal, disait-elle, prétend que nous sommes les deux personnes les plus élégantes de Paris parce qu'il n'y a que moi et lui qui ne nous laissions pas saluer par Mme et Mlle Swann. Or il assure que l'élégance est de ne pas connaître Mme Swann. » Et la duchesse riait de tout son coeur.

Cependant, quand Swann fut mort, il arriva que la décision de ne pas recevoir sa fille avait fini de donner à Mme de Guermantes toutes les satisfactions d'orgueil, d'indépendance, de self government, de persécution qu'elle était susceptible d'en tirer et auxquelles avait mis fin la disparition de l'être qui lui donnait la sensation délicieuse qu'elle lui résistait, qu'il ne parvenait pas à lui faire rapporter ses décrets. Alors la duchesse avait passé à la promulgation d'autres décrets qui, s'appliquant à des vivants, pussent lui faire sentir qu'elle était maîtresse de faire ce que bon lui semblait. Elle ne pensait pas à la petite Swann mais quand on lui parlait d'elle, la duchesse ressentait une curiosité, comme d'un endroit nouveau, que ne venait plus lui masquer à elle-même le désir de résister à la prétention de Swann. D'ailleurs tant de sentiments différents peuvent contribuer à en former un seul qu'on ne saurait pas dire s'il n'y avait pas quelque chose d'affectueux pour Swann dans cet intérêt. Sans doute – car à tous les étages de la société une vie mondaine et frivole paralyse la sensibilité et ôte le pouvoir de ressusciter les morts – la duchesse était de celles qui ont besoin de la présence – de cette présence qu'en vraie Guermantes elle excellait à prolonger – pour aimer vraiment, mais aussi, chose plus rare, pour détester un peu. De sorte que souvent ses bons sentiments pour les gens, suspendus de leur vivant par l'irritation que tels ou tels de leurs actes lui causaient, renaissaient après leur mort. Elle avait presque alors un désir de réparation, parce qu'elle ne les imaginait plus, très vaguement d'ailleurs, qu'avec leurs qualités, et dépourvus des petites satisfactions, des petites prétentions qui l'agaçaient en eux quand ils vivaient. Cela donnait parfois, malgré la frivolité de Mme de Guermantes, quelque chose d'assez noble – mêlé à beaucoup de bassesse – à sa conduite. Car, tandis que les trois quarts des humains flattent les vivants et ne tiennent plus aucun compte des morts, elle faisait souvent après leur mort ce qu'auraient désiré ceux qu'elle avait mal traités, vivants.

Quant à Gilberte, toutes les personnes qui l'aimaient et avaient un peu d'amour-propre pour elle n'eussent pu se réjouir du changement de dispositions de la duchesse à son égard qu'en pensant que Gilberte en repoussant dédaigneusement des avances qui venaient après vingt-cinq ans d'outrages, pût enfin venger ceux-ci. Malheureusement les réflexes moraux ne sont pas toujours identiques à ce que le bon sens imagine. Tel qui par une injure mal à propos a cru perdre à tout jamais ses ambitions auprès d'une personne à qui il tient les sauve au contraire par là. Gilberte assez indifférente aux personnes qui étaient aimables pour elle, ne cessait de penser avec admiration à l'insolente Mme de Guermantes, à se demander les raisons de cette insolence, même une fois, ce qui eût fait mourir de honte pour elle tous les gens qui avaient un peu d'amitié pour elle, elle avait voulu écrire à la duchesse pour lui demander ce qu'elle avait contre une jeune fille qui ne lui avait rien fait. Les Guermantes avaient pris à ses yeux des proportions que leur noblesse eût été impuissante à leur donner. Elle les mettait au-dessus non seulement de toute la noblesse mais même de toutes les familles royales.

 

D'anciennes amies de Swann s'occupaient beaucoup de Gilberte. Quand on apprit dans l'aristocratie le dernier héritage qu'elle venait de faire, on commença à remarquer combien elle était bien élevée et quelle femme charmante elle ferait. On prétendait qu'une cousine de Mme de Guermantes, la princesse de Nièvre, pensait à elle pour son fils. Mme de Guermantes détestait Mme de Nièvre. Elle dit partout qu'un tel mariage serait un scandale. Mme de Nièvre effrayée assura qu'elle n'y avait jamais pensé. Un jour, après déjeuner, comme il faisait beau et que M. de Guermantes devait sortir avec sa femme, Mme de Guermantes arrangeait son chapeau dans la glace, ses yeux bleus se regardaient eux-mêmes et regardaient ses cheveux encore blonds, la femme de chambre tenait à la main diverses ombrelles entre lesquelles sa maîtresse choisirait. Le soleil entrait à flots par la fenêtre et ils avaient décidé de profiter de la belle journée pour aller faire une visite à Saint-Cloud. M. de Guermantes tout prêt, en gants gris perle et le tube sur la tête, se disait : « Oriane est vraiment encore étonnante. Je la trouve délicieuse. » Et voyant que sa femme avait l'air bien disposée : « À propos, dit-il, j'avais une commission à vous faire de Mme de Virelef. Elle voulait vous demander de venir lundi à l'Opéra. Mais comme elle a la petite Swann, elle n'osait pas et m'a prié de tâter le terrain. Je n'émets aucun avis, je vous transmets tout simplement. Mon Dieu, il me semble que nous pourrions… », ajouta-t-il évasivement, car, leur disposition à l'égard d'une personne étant une disposition collective et naissant identique en chacun d'eux, il savait par lui-même que l'hostilité de sa femme à l'égard de Mlle Swann était tombée et qu'elle était curieuse de la connaître. Mme de Guermantes acheva d'arranger son voile et choisit une ombrelle. « Mais comme vous voudrez, que voulez-vous que ça me fasse ? Je ne vois aucun inconvénient à ce que nous connaissions cette petite. Vous savez bien que je n'ai jamais rien eu contre elle. Simplement je ne voulais pas que nous ayons l'air de recevoir les faux ménages de mes amis. Voilà tout. – Et vous aviez parfaitement raison, répondit le duc. Vous êtes la sagesse même, madame, et vous êtes, de plus, ravissante avec ce chapeau. – Vous êtes fort aimable », dit Mme de Guermantes en souriant à son mari et en se dirigeant vers la porte. Mais avant de monter en voiture, elle tint à lui donner encore quelques explications : « Maintenant il y a beaucoup de gens qui voient la mère, d'ailleurs elle a le bon esprit d'être malade les trois quarts de l'année. Il paraît que la petite est très gentille. Tout le monde sait que nous aimions beaucoup Swann. On trouvera cela tout naturel. » Et ils partirent ensemble pour Saint-Cloud.

Un mois après, la petite Swann, qui ne s'appelait pas encore Forcheville, déjeunait chez les Guermantes. On parla de mille choses ; à la fin du déjeuner, Gilberte dit timidement : « Je crois que vous avez très bien connu mon père. – Mais je crois bien », dit Mme de Guermantes sur un ton mélancolique qui prouvait qu'elle comprenait le chagrin de la fille et avec un excès d'intensité voulu qui lui donnait l'air de dissimuler qu'elle n'était pas sûre de se rappeler très exactement le père. « Nous l'avons très bien connu, je me le rappelle très bien. » (Et elle pouvait se le rappeler en effet, il était venu la voir presque tous les jours pendant vingt-cinq ans.) « Je sais très bien qui c'était, je vais vous dire », ajouta-t-elle comme si elle avait voulu expliquer à la fille qui elle avait eu pour père et donner à cette jeune fille des renseignements sur lui, « c'était un grand ami à ma belle-mère et aussi il était très lié avec mon beau-frère Palamède. – Il venait aussi ici, il déjeunait même ici », ajouta M. de Guermantes par ostentation de modestie et scrupule d'exactitude. « Vous vous rappelez, Oriane. Quel brave homme que votre père ! Comme on sentait qu'il devait être d'une famille honnête ! Du reste j'ai aperçu autrefois son père et sa mère. Eux et lui, quelles bonnes gens ! » On sentait que s'ils avaient été, les parents et le fils, encore en vie, le duc de Guermantes n'eût pas eu d'hésitation à les recommander pour une place de jardiniers. Et voilà comment le faubourg Saint-Germain parle à tout bourgeois des autres bourgeois, soit pour le flatter de l'exception faite – le temps qu'on cause – en faveur de l'interlocuteur ou de l'interlocutrice, et plutôt, et en même temps, pour l'humilier. C'est ainsi qu'un antisémite dit à un Juif, dans le moment même où il le couvre de son affabilité, du mal des Juifs, d'une façon générale qui permette d'être blessant sans être grossier.

Mais reine de l'Instant sachant vraiment vous combler, quand elle vous voyait, ne pouvant alors se résoudre à vous laisser partir, Mme de Guermantes en était aussi l'esclave. Swann avait pu parfois dans l'ivresse de la conversation donner à la duchesse l'illusion qu'elle avait de l'amitié pour lui, il ne le pouvait plus. « Il était charmant », dit la duchesse avec un sourire triste en posant sur Gilberte un regard très doux qui, à tout hasard, pour le cas où cette jeune fille serait sensible, lui montrerait qu'elle était comprise et que Mme de Guermantes, si elle se fût trouvée seule avec elle et si les circonstances l'eussent permis, eût aimé lui dévoiler toute la profondeur de sa sensibilité. Mais M. de Guermantes, soit qu'il pensât que précisément les circonstances s'opposaient à de telles effusions, soit qu'il considérât que toute exagération de sentiment était l'affaire des femmes et que les hommes n'avaient pas plus à y voir que dans leurs autres attributions, sauf la cuisine et les vins qu'il s'était réservés, y ayant plus de lumières que la duchesse, crut bien faire de ne pas alimenter, en s'y mêlant, cette conversation qu'il écoutait avec une visible impatience. Du reste Mme de Guermantes, cet accès de sensibilité passé, ajouta avec une frivolité mondaine, en s'adressant à Gilberte : « Tenez, je vais vous dire, c'était un gggrand ami à mon beau-frère Charlus, et aussi très ami avec Voisenon (le château du prince de Guermantes) », non seulement comme si le fait de connaître M. de Charlus et le prince avait été pour Swann un hasard, comme si le beau-frère et le cousin de la duchesse avaient été deux hommes avec qui Swann se fût trouvé se lier dans une certaine circonstance, alors que Swann était lié avec tous les gens de cette même société, mais encore comme si Mme de Guermantes avait voulu faire comprendre à Gilberte qui était à peu près son père, le lui « situer » par un de ces traits caractéristiques à l'aide desquels, quand on veut expliquer comment on se trouve en relations avec quelqu'un qu'on n'aurait pas à connaître, ou pour singulariser son récit, on invoque le parrainage particulier d'une certaine personne. Quant à Gilberte, elle fut d'autant plus heureuse de voir tomber la conversation qu'elle ne cherchait précisément qu'à en changer, ayant hérité de Swann ce tact exquis avec un charme d'intelligence que reconnurent et goûtèrent le duc et la duchesse qui demandèrent à Gilberte de revenir bientôt. D'ailleurs avec la minutie des gens dont la vie est sans but tour à tour ils s'apercevaient, chez les gens avec qui ils se liaient, des qualités les plus simples, s'exclamant devant elles avec l'émerveillement naïf d'un citadin qui fait à la campagne la découverte d'un brin d'herbe, ou au contraire grossissant comme avec un microscope, commentant sans fin, prenant en grippe les moindres défauts, et souvent tour à tour chez une même personne. Pour Gilberte ce furent d'abord ses agréments sur lesquels s'exerça la perspicacité oisive de M. et de Mme de Guermantes : « Avez-vous remarqué la manière dont elle dit certains mots, dit après son départ la duchesse à son mari, c'était bien du Swann, je croyais l'entendre. – J'allais faire la même remarque que vous, Oriane. – Elle est spirituelle, c'est tout à fait le tour de son père. – Je trouve qu'elle lui est même très supérieure. Rappelez-vous comme elle a bien raconté cette histoire de bains de mer, elle a un brio que Swann n'avait pas. – Oh ! il était pourtant bien spirituel. – Mais je ne dis pas qu'il n'était pas spirituel, je dis qu'il n'avait pas de brio », dit M. de Guermantes d'un ton gémissant car sa goutte le rendait nerveux et quand il n'avait personne d'autre à qui témoigner son agacement, c'est à la duchesse qu'il le manifestait. Mais incapable d'en bien comprendre les causes, il préférait prendre un air incompris.

Ces bonnes dispositions du duc et de la duchesse firent que maintenant on lui eût au besoin dit quelquefois un « votre pauvre père », qui ne put d'ailleurs servir, Forcheville ayant précisément vers cette époque adopté la jeune fille. Elle disait : « Mon père » à Forcheville, charmait les douairières par sa politesse et sa distinction, et on reconnaissait que si Forcheville s'était admirablement conduit avec elle, la petite avait beaucoup de coeur et savait l'en récompenser. Sans doute, parce qu'elle pouvait parfois et désirait montrer beaucoup d'aisance, elle s'était fait reconnaître par moi, et devant moi avait parlé de son véritable père. Mais c'était une exception et on n'osait plus devant elle prononcer le nom de Swann. Justement je venais de remarquer en entrant dans le salon deux dessins d'Elstir qui autrefois étaient relégués dans un cabinet d'en haut où je ne les avais vus que par hasard. Elstir était maintenant à la mode. Mme de Guermantes ne se consolait pas d'avoir donné tant de tableaux de lui à sa cousine, non parce qu'ils étaient à la mode, mais parce qu'elle les goûtait maintenant. La mode est faite en effet de l'engouement d'un ensemble de gens dont les Guermantes sont représentatifs. Mais elle ne pouvait songer à acheter d'autres tableaux de lui, car ils étaient montés depuis quelque temps à des prix follement élevés. Elle voulait au moins avoir quelque chose d'Elstir dans son salon et y avait fait descendre ces deux dessins qu'elle déclarait « préférer à sa peinture ». Gilberte reconnut cette facture. « On dirait des Elstir, dit-elle. – Mais oui, répondit étourdiment la duchesse, c'est précisément vot… ce sont de nos amis qui nous les ont fait acheter. C'est admirable. À mon avis, c'est supérieur à sa peinture. » Moi qui n'avais pas entendu ce dialogue, j'allai regarder les dessins. « Tiens, c'est l'Elstir que… » Je vis les signes désespérés de Mme de Guermantes. « Ah ! oui, l'Elstir que j'admirais en haut. Il est bien mieux que dans ce couloir. À propos d'Elstir je l'ai nommé hier dans un article du Figaro. Est-ce que vous l'avez lu ? – Vous avez écrit un article dans Le Figaro ? » s'écria M. de Guermantes avec la même violence que s'il s'était écrié : « Mais c'est ma cousine. » « Oui, hier. – Dans Le Figaro, vous êtes sûr ? Cela m'étonnerait bien. Car nous avons chacun notre Figaro, et s'il avait échappé à l'un de nous l'autre l'aurait vu. N'est-ce pas, Oriane, il n'y avait rien. » Le duc fit chercher Le Figaro et ne se rendit qu'à l'évidence, comme si jusque-là il y eût eu plutôt chance que j'eusse fait erreur sur le journal où j'avais écrit. « Quoi ? je ne comprends pas, alors vous avez fait un article dans Le Figaro ? » me dit la duchesse, faisant effort pour parler d'une chose qui ne l'intéressait pas. « Mais voyons, Basin, vous lirez cela plus tard. – Mais non, le duc est très bien comme cela avec sa grande barbe sur le journal, dit Gilberte. Je vais lire cela tout de suite en rentrant. – Oui, il porte la barbe maintenant que tout le monde est rasé, dit la duchesse, il ne fait jamais rien comme personne. Quand nous nous sommes mariés, il se rasait non seulement la barbe mais la moustache. Les paysans qui ne le connaissaient pas ne croyaient pas qu'il était français. Il s'appelait à ce moment le prince des Laumes. – Est-ce qu'il y a encore un prince des Laumes ? » demanda Gilberte qui était intéressée par tout ce qui touchait des gens qui n'avaient pas voulu lui dire bonjour pendant si longtemps. « Mais non, répondit avec un regard mélancolique et caressant la duchesse. – Un si joli titre ! Un des plus beaux titres français ! » dit Gilberte, un certain ordre de banalités venant inévitablement, comme l'heure sonne, dans la bouche de certaines personnes intelligentes. « Eh bien oui, je regrette aussi. Basin voudrait que le fils de sa soeur le relevât, mais ce n'est pas la même chose ; au fond ça pourrait être parce que ce n'est pas forcément le fils aîné, cela peut passer de l'aîné au cadet. Je vous disais que Basin était alors tout rasé ; un jour à un pèlerinage, vous rappelez-vous mon petit, dit-elle à son mari, à ce pèlerinage à Paray-le-Monial, mon beau-frère Charlus, qui aime assez causer avec les paysans, disait à l'un, à l'autre : “D'où es-tu, toi ?” et comme il est très généreux, il leur donnait quelque chose, les emmenait boire. Car personne n'est à la fois plus haut et plus simple que Mémé. Vous le verrez ne pas vouloir saluer une duchesse qu'il ne trouve pas assez duchesse, et combler un valet de chiens. Alors, je dis à Basin : “Voyez, Basin, parlez-leur un peu aussi.” Mon mari qui n'est pas toujours très inventif… – Merci Oriane, dit le duc sans s'interrompre de la lecture de mon article où il était plongé –… avisa un paysan et lui répéta textuellement la question de son frère : “Et toi, d'où es-tu ? – Je suis des Laumes. – Tu es des Laumes ? Eh bien, je suis ton prince.” Alors le paysan regarda la figure toute glabre de Basin et lui répondit : “Pas vrai. Vous, vous êtes un English.” » On voyait ainsi dans ces petits récits de la duchesse ces grands titres éminents, comme celui de prince des Laumes, surgir, à leur place vraie, dans leur état ancien et leur couleur locale, comme dans certains livres d'heures on reconnaît, au milieu de la foule de l'époque, la flèche de Bourges. On apporta des cartes qu'un valet de pied venait de déposer. « Je ne sais pas ce qui lui prend, je ne la connais pas. C'est à vous que je dois ça, Basin. Ça ne vous a pourtant pas si bien réussi ce genre de relations, mon pauvre ami », et se tournant vers Gilberte : « Je ne saurais même pas vous expliquer qui c'est, vous ne la connaissez certainement pas, elle s'appelle Lady Rufus Israël. » Gilberte rougit vivement : « Je ne la connais pas », dit-elle (ce qui était d'autant plus faux que Lady Israël s'était, deux ans avant la mort de Swann, réconciliée avec lui et qu'elle appelait Gilberte par son prénom), « mais je sais très bien, par d'autres, qui c'est, la personne que vous voulez dire. » J'appris qu'une jeune fille ayant soit méchamment, soit maladroitement demandé quel était le nom de son père, non pas adoptif mais véritable, dans son trouble et pour dénaturer un peu ce qu'elle avait à dire, elle avait prononcé au lieu de Souann, Svann, changement qu'elle s'aperçut un peu après être péjoratif, puisque cela faisait de ce nom d'origine anglaise un nom allemand. Et même elle avait ajouté, s'avilissant pour se rehausser : « On a raconté beaucoup de choses très différentes sur ma naissance, moi je dois tout ignorer. »

Si honteuse que Gilberte dût être à certains instants en pensant à ses parents (car même Mme Swann représentait pour elle et était une bonne mère) d'une pareille façon d'envisager la vie, il faut malheureusement penser que les éléments en étaient sans doute empruntés à ses parents, car nous ne nous faisons pas de toutes pièces nous-même. Mais à une certaine somme d'égoïsme qui existe chez la mère, un égoïsme différent, inhérent à la famille du père, vient s'ajouter, ce qui ne veut pas toujours dire s'additionner, ni même seulement servir de multiple, mais créer un égoïsme nouveau, infiniment plus puissant et redoutable. Et depuis le temps que le monde dure, que des familles où existe tel défaut sous une forme s'allient à des familles où le même défaut existe sous une autre, ce qui crée une variété particulièrement complète et détestable chez l'enfant, les égoïsmes accumulés (pour ne parler ici que de l'égoïsme) prendraient une puissance telle que l'humanité entière serait détruite, si du mal même ne naissaient, capables de le ramener à de justes proportions, des restrictions naturelles analogues à celles qui empêchent la prolifération infinie des infusoires d'anéantir notre planète, la fécondation unisexuée des plantes d'amener l'extinction du règne végétal, etc. De temps à autre une vertu vient composer avec cet égoïsme une puissance nouvelle et désintéressée. Les combinaisons par lesquelles au cours des générations la chimie morale fixe ainsi et rend inoffensifs les éléments qui devenaient trop redoutables, sont infinies, et donneraient une passionnante variété à l'histoire des familles. D'ailleurs, avec ces égoïsmes accumulés, comme il devait y en avoir en Gilberte, coexiste telle vertu charmante des parents ; elle vient un moment faire toute seule un intermède, jouer son rôle touchant avec une sincérité complète. Sans doute, Gilberte n'allait pas toujours aussi loin que quand elle insinuait qu'elle était peut-être la fille naturelle de quelque grand personnage ; mais elle dissimulait le plus souvent ses origines. Peut-être lui était-il simplement trop désagréable de les confesser, et préférait-elle qu'on les apprît par d'autres. Peut-être croyait-elle vraiment les cacher, de cette croyance incertaine qui n'est pourtant pas le doute, qui réserve une possibilité à ce qu'on souhaite et dont Musset donne un exemple quand il parle de l'Espoir en Dieu.

« Je ne la connais pas personnellement », reprit Gilberte. Avait-elle pourtant, en se faisant appeler Mlle de Forcheville, l'espoir qu'on ignorerait qu'elle était la fille de Swann ? À l'égard peut-être de certaines personnes qu'elle espérait devenir, avec le temps, presque tout le monde. Elle ne devait pas se faire de grandes illusions sur leur nombre actuel, et elle savait sans doute que bien des gens devaient chuchoter : « C'est la fille de Swann. » Mais elle ne le savait que de cette même science qui nous parle de gens se tuant par misère pendant que nous allons au bal, c'est-à-dire une science lointaine et vague, à laquelle nous ne tenons pas à substituer une connaissance plus précise, due à une impression directe. Comme l'éloignement rend pour nous les choses plus petites, plus incertaines, moins périlleuses, Gilberte trouvait inutile que la découverte qu'elle était née Swann eût lieu en sa présence. Gilberte appartenait, ou du moins appartint pendant ces années-là, à la variété la plus répandue des autruches humaines, celles qui cachent leur tête dans l'espoir, non de ne pas être vues, ce qu'elles croient peu vraisemblable, mais de ne pas voir qu'on les voit, ce qui leur paraît déjà beaucoup et leur permet de s'en remettre à la chance pour le reste. Gilberte préférait ne pas être près des personnes au moment où celles-ci faisaient la découverte qu'elle était née Swann. Et comme on est près des personnes qu'on se représente, comme on peut se représenter les gens lisant leur journal, Gilberte préférait que les journaux l'appelassent Mlle de Forcheville. Il est vrai que pour les écrits dont elle avait elle-même la responsabilité, ses lettres, elle ménagea quelque temps la transition en signant G. S Forcheville. La véritable hypocrisie dans cette signature était manifestée par la suppression bien moins des autres lettres du nom de Swann que de celles du nom de Gilberte. En effet en réduisant le prénom innocent à un simple G, Mlle de Forcheville semblait insinuer à ses amis que la même amputation appliquée au nom de Swann n'était due aussi qu'à des motifs d'abréviation. Même elle donnait une importance particulière à l'S, et en faisait une sorte de longue queue qui venait barrer le G, mais qu'on sentait transitoire et destinée à disparaître comme celle qui, encore longue chez le singe, n'existe plus chez l'homme.

Malgré cela, dans son snobisme il y avait de l'intelligente curiosité de Swann. Je me souviens que cet après-midi-là elle demanda à Mme de Guermantes si elle n'aurait pas pu connaître M. du Lau, et la duchesse ayant répondu qu'il était souffrant et ne sortait pas, Gilberte demanda comment il était, car, ajouta-t-elle en rougissant légèrement, elle en avait beaucoup entendu parler. (Le marquis du Lau avait été en effet un des amis les plus intimes de Swann avant le mariage de celui-ci, et peut-être même Gilberte l'avait-elle entrevu mais à un moment où elle ne s'intéressait pas à cette société.) « Est-ce que M. de Bréauté ou le prince d'Agrigente peuvent m'en donner une idée ? demanda-t-elle. – Oh ! pas du tout », s'écria Mme de Guermantes, qui avait un sentiment vif de ces différences provinciales et faisait des portraits sobres, mais colorés par sa voix dorée et rauque, sous le doux fleurissement de ses yeux de violette. « Non, pas du tout. Du Lau c'était le gentilhomme du Périgord, charmant, avec toutes les belles manières et le sans-gêne de sa province. À Guermantes, quand il y avait le roi d'Angleterre avec qui du Lau était très ami, il y avait après la chasse un goûter ; c'était l'heure où du Lau avait l'habitude d'aller ôter ses bottines et mettre de gros chaussons de laine. Eh bien, la présence du roi Édouard et de tous les grands-ducs ne le gênait en rien, il redescendait dans le grand salon de Guermantes avec ses chaussons de laine. Il trouvait qu'il était le marquis du Lau d'Allemans qui n'avait en rien à se contraindre pour le roi d'Angleterre. Lui et ce charmant Quasimodo de Breteuil, c'était les deux que j'aimais le plus. C'était du reste, des grands amis à… » (elle allait dire « à votre père » et s'arrêta net). « Non, ça n'a aucun rapport ni avec Gri-Gri ni avec Bréauté. C'est le vrai grand seigneur du Périgord. Du reste Mémé cite une page de Saint-Simon sur un marquis d'Allemans, c'est tout à fait ça. » Je citai les premiers mots du portrait : « M. d'Allemans, qui était un homme fort distingué parmi la noblesse du Périgord, par la sienne et par son mérite et y était considéré par tout ce qui y vivait comme un arbitre général à qui chacun avait recours pour sa probité, sa capacité et la douceur de ses manières, et comme un coq de province… – Oui, il y a de cela, dit Mme de Guermantes, d'autant que du Lau a toujours été rouge comme un coq. – Oui, je me rappelle avoir entendu citer ce portrait », dit Gilberte, sans ajouter que c'était par son père, lequel était, en effet, grand admirateur de Saint-Simon.

Elle aimait aussi parler du prince d'Agrigente et de M. de Bréauté pour une autre raison. Le prince d'Agrigente l'était par héritage de la maison d'Aragon, mais leur seigneurie est poitevine. Quant à son château, celui du moins où il résidait, ce n'était pas un château de sa famille mais de la famille d'un premier mari de sa mère, et il était situé à peu près à égale distance de Martinville et de Guermantes. Aussi Gilberte parlait-elle de lui et de M. de Bréauté comme de voisins de campagne qui lui rappelaient sa vieille province. Matériellement il y avait une part de mensonge dans ces paroles, puisque ce n'est qu'à Paris par la comtesse Molé qu'elle avait connu M. de Bréauté, d'ailleurs vieil ami de son père. Quant au plaisir de parler des environs de Tansonville, il pouvait être sincère. Le snobisme est, pour certaines personnes, analogue à ces breuvages agréables dans lesquels ils mêlent des substances utiles. Gilberte s'intéressait à telle femme élégante parce qu'elle avait de superbes livres et des Nattier que mon ancienne amie n'eût sans doute pas été voir à la Bibliothèque nationale et au Louvre, et je me figure que malgré la proximité plus grande encore, l'influence attrayante de Tansonville se fût moins exercée pour Gilberte sur Mme Sazerat ou Mme Goupil que sur M. d'Agrigente. « Oh ! pauvre Babal et pauvre Gri-Gri, dit Mme de Guermantes, ils sont bien plus malades que du Lau, je crains qu'ils n'en aient pas pour longtemps, ni l'un ni l'autre. »

Sommaire du volume