Une fois elle lui parla d'une visite que Forcheville lui avait faite le jour de la fête de Paris-Murcie. « Comment, tu le connaissais déjà ? Ah ! oui, c'est vrai », dit-il, en se reprenant pour ne pas paraître l'avoir ignoré. Et tout d'un coup il se mit à trembler à la pensée que le jour de cette fête de Paris-Murcie où il avait reçu d'elle la lettre qu'il avait si précieusement gardée, elle déjeunait peut-être avec Forcheville à la Maison d'Or. Elle lui jura que non. « Pourtant la Maison d'Or me rappelle je ne sais quoi que j'ai su ne pas être vrai », lui dit-il pour l'effrayer. « Oui, que je n'y étais pas allée le soir où je t'ai dit que j'en sortais quand tu m'avais cherchée chez Prévost », lui répondit-elle (croyant à son air qu'il le savait), avec une décision où il y avait, beaucoup plutôt que du cynisme, de la timidité, une peur de contrarier Swann et que par amour-propre elle voulait cacher, puis le désir de lui montrer qu'elle pouvait être franche. Aussi frappa-t-elle avec une netteté et une vigueur de bourreau et qui étaient exemptes de cruauté car Odette n'avait pas conscience du mal qu'elle faisait à Swann ; et même elle se mit à rire, peut-être, il est vrai, surtout pour ne pas avoir l'air humilié, confus. « C'est vrai que je n'avais pas été à la Maison Dorée, que je sortais de chez Forcheville. J'avais vraiment été chez Prévost, ça c'était pas de la blague, il m'y avait rencontrée et m'avait demandé d'entrer regarder ses gravures. Mais il était venu quelqu'un pour le voir. Je t'ai dit que je venais de la Maison d'Or, parce que j'avais peur que cela ne t'ennuie. Tu vois, c'était plutôt gentil de ma part. Mettons que j'aie eu tort, au moins je te le dis carrément. Quel intérêt aurais-je à ne pas te dire aussi bien que j'avais déjeuné avec lui le jour de la Fête Paris-Murcie, si c'était vrai ? D'autant plus qu'à ce moment-là on ne se connaissait pas encore beaucoup tous les deux, dis, chéri. » Il lui sourit avec la lâcheté soudaine de l'être sans forces qu'avaient fait de lui ces accablantes paroles. Ainsi, même dans les mois auxquels il n'avait jamais plus osé repenser parce qu'ils avaient été trop heureux, dans ces mois où elle l'avait aimé, elle lui mentait déjà ! Aussi bien que ce moment (le premier soir qu'ils avaient « fait catleya ») où elle lui avait dit sortir de la Maison Dorée, combien devait-il y en avoir eu d'autres, receleurs eux aussi d'un mensonge que Swann n'avait pas soupçonné. Il se rappela qu'elle lui avait dit un jour : « Je n'aurais qu'à dire à Mme Verdurin que ma robe n'a pas été prête, que mon cab est venu en retard. Il y a toujours moyen de s'arranger. » À lui aussi probablement, bien des fois où elle lui avait glissé de ces mots qui expliquent un retard, justifient un changement d'heure dans un rendez-vous, ils avaient dû cacher, sans qu'il s'en fût douté alors, quelque chose qu'elle avait à faire avec un autre, avec un autre à qui elle avait dit : « Je n'aurai qu'à dire à Swann que ma robe n'a pas été prête, que mon cab est arrivé en retard, il y a toujours moyen de s'arranger. » Et sous tous les souvenirs les plus doux de Swann, sous les paroles les plus simples que lui avait dites autrefois Odette, qu'il avait crues comme paroles d'évangile, sous les actions quotidiennes qu'elle lui avait racontées, sous les lieux les plus accoutumés, la maison de sa couturière, l'avenue du Bois, l'Hippodrome, il sentait, dissimulée à la faveur de cet excédent de temps qui dans les journées les plus détaillées laisse encore du jeu, de la place, et peut servir de cachette à certaines actions, il sentait s'insinuer la présence possible et souterraine de mensonges qui lui rendaient ignoble tout ce qui lui était resté le plus cher (ses meilleurs soirs, la rue La Pérouse elle-même qu'Odette avait toujours dû quitter à d'autres heures que celles qu'elle lui avait dites) faisant circuler partout un peu de la ténébreuse horreur qu'il avait ressentie en entendant l'aveu relatif à la Maison Dorée, et, comme les bêtes immondes dans la Désolation de Ninive, ébranlant pierre à pierre tout son passé. Si maintenant il se détournait chaque fois que sa mémoire lui disait le nom cruel de la Maison Dorée, ce n'était plus, comme tout récemment encore à la soirée de Mme de Saint-Euverte, parce qu'il lui rappelait un bonheur qu'il avait perdu depuis longtemps, mais un malheur qu'il venait seulement d'apprendre. Puis il en fut du nom de la Maison Dorée comme de celui de l'île du Bois, il cessa peu à peu de faire souffrir Swann. Car ce que nous croyons notre amour, notre jalousie, n'est pas une même passion continue, indivisible. Ils se composent d'une infinité d'amours successifs, de jalousies différentes et qui sont éphémères, mais par leur multitude ininterrompue donnent l'impression de la continuité, l'illusion de l'unité. La vie de l'amour de Swann, la fidélité de sa jalousie, étaient faites de la mort, de l'infidélité, d'innombrables désirs, d'innombrables doutes, qui avaient tous Odette pour objet. S'il était resté longtemps sans la voir, ceux qui mouraient n'auraient pas été remplacés par d'autres. Mais la présence d'Odette continuait d'ensemencer le coeur de Swann de tendresses et de soupçons alternés.
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092 Une fois elle lui parla d'une visite que Forcheville
Sommaire du volume
- 002 À Combray, tous les jours
- 003 Ma seule consolation, quand je montais me coucher
- 004 Pendant bien des années
- 005 Mais le seul d’entre nous pour qui la venue de Swann
- 006 Mais regrettant de s’être laissé aller à parler
- 007 L’angoisse que je venais d’éprouver
- 008 Maman passa cette nuit-là dans ma chambre
- 009 C’est ainsi que, pendant longtemps
- 010 | 1.1.2 Combray II | Combray, de loin, à dix lieues à la ronde
- 011 La cousine de mon grand-père – ma grand-tante
- 012 Je n’étais pas avec ma tante depuis cinq minutes
- 013 Pendant que ma tante devisait ainsi avec Françoise
- 014 L’abside de l’église de Combray
- 015 En rentrant de la messe, nous rencontrions souvent M. Legrandin
- 016 Enfin ma mère me disait
- 017 Sur la table, il y avait la même assiette de massepains
- 018 Aussi je n’entrais plus dans le cabinet de repos
- 019 Cette obscure fraîcheur de ma chambre
- 020 Quelquefois j’étais tiré de ma lecture
- 021 J’avais entendu parler de Bergotte
- 022 Un jour, ayant rencontré dans un livre de Bergotte
- 023 Tandis que je lisais au jardin
- 024 Le curé avait tellement fatigué ma tante
- 025 Quand je dis qu’en dehors d’événements très rares
- 026 Si la journée du samedi, qui commençait une heure plus tôt
- 027 À cette heure où je descendais apprendre le menu
- 028 Hélas ! nous devions définitivement changer d’opinion sur Legrandin
- 029 Je dînai avec Legrandin sur sa terrasse
- 030 Nous rentrions toujours de bonne heure de nos promenades
- 031 Quand on voulait aller du côté de Méséglise
- 032 La haie laissait voir à l’intérieur du parc
- 033 Léonie, dit mon grand-père en rentrant
- 034 Une fois dans les champs, on ne les quittait plus
- 035 Comme la promenade du côté de Méséglise était la moins longue
- 036 Mes promenades de cet automne-là furent d’autant plus agréables
- 037 C’est peut-être d’une impression ressentie aussi auprès de Montjouvain
- 038 S’il était assez simple d’aller du côté de Méséglise, c’était une autre affaire d’aller du côté de Guermantes
- 039 Je m’amusais à regarder les carafes que les gamins mettaient dans la Vivonne
- 040 Un jour ma mère me dit
- 041 Combien depuis ce jour, dans mes promenades du côté de Guermantes
- 042 Pendant toute la journée, dans ces promenades, j’avais pu rêver au plaisir
- 043 C’est ainsi que je restais souvent jusqu’au matin à songer au temps de Combray
- 044 | 1.2 Un amour de Swann | Pour faire partie du petit noyau
- 045 Certes le petit noyau n’avait aucun rapport avec la société où fréquentait Swann
- 046 Mais, tandis que chacune de ces liaisons
- 047 Mon grand-père avait précisément connu
- 048 En disant aux Verdurin que Swann était très smart
- 049 L’année précédente, dans une soirée
- 050 Aussi quand le pianiste eut fini, Swann
- 051 Si l'on n'avait pas arrangé une partie au-dehors c'est chez les Verdurin
- 052 Mais il n'entrait jamais chez elle
- 053 Une seconde visite qu'il lui fit eut plus d'importance
- 054 Rien qu'en approchant de chez les Verdurin
- 055 Sur le palier, Swann avait été rejoint par le maître d'hôtel
- 056 Il monta avec elle dans la voiture
- 057 Maintenant, tous les soirs, quand il l'avait ramenée chez elle
- 058 Chaque baiser appelle un autre baiser
- 059 Et en effet elle trouvait Swann intellectuellement inférieur
- 060 Comme tout ce qui environnait Odette
- 061 Il y avait à ce dîner, en dehors des habitués
- 062 Mme Cottard qui était modeste et parlait peu
- 063 Saniette
- 064 En réalité il n'y avait pas un fidèle qui ne fût plus malveillant que Swann
- 065 Le soir, quand il ne restait pas chez lui à attendre l'heure de retrouver Odette
- 066 Un soir où Swann avait accepté de dîner avec les Verdurin
- 067 Il ne lui parla pas de cette mésaventure
- 068 Quand il voulut dire adieu à Odette pour rentrer
- 069 Un mois après le jour où il avait lu la lettre adressée par Odette à Forcheville
- 070 Alors ce salon qui avait réuni Swann et Odette devint un obstacle
- 071 Il avait eu un moment l'idée, pour pouvoir aller à Compiègne
- 072 Il est vrai qu'un jour Forcheville
- 073 Après ces tranquilles soirées les soupçons de Swann
- 074 Ainsi, par le chimisme même de son mal
- 075 Certes l'étendue de cet amour, Swann n'en avait pas une conscience directe
- 076 Mon oncle conseilla à Swann de rester un peu sans voir Odette
- 077 Même quand il ne pouvait savoir où elle était allée
- 078 Il arrivait encore parfois, quand, ayant rencontré Swann, elle voyait
- 079 Le baron lui promit d'aller faire la visite
- 080 Swann s'était avancé, sur l'insistance de Mme de Saint-Euverte
- 081 Le pianiste ayant terminé le morceau de Liszt
- 082 Le pianiste qui avait à jouer deux morceaux de Chopin
- 083 Swann, habitué quand il était auprès d'une femme
- 084 Mais le concert recommença et Swann comprit
- 085 Il y a dans le violon – si, ne voyant pas l'instrument
- 086 Swann n'avait donc pas tort de croire que la phrase de la sonate existât réellement
- 087 À partir de cette soirée, Swann comprit que le sentiment qu'Odette
- 088 Un jour il reçut une lettre anonyme, qui lui disait qu'Odette
- 089 Un jour, étant dans la période de calme la plus longue
- 090 Swann avait envisagé toutes les possibilités. La réalité est
- 091 Ce second coup porté à Swann était plus atroce
- 092 Une fois elle lui parla d'une visite que Forcheville
- 093 Certains soirs elle redevenait tout d'un coup avec lui d'une gentillesse
- 094 Le peintre ayant été malade, le docteur Cottard lui conseilla un voyage
- 095 Il se trompait. Il devait la revoir une fois encore
- 096 | 1.3 Noms de pays : le nom | Parmi les chambres dont j'évoquais le plus souvent l'image
- 097 Le nom de Parme, une des villes où je désirais le plus aller
- 098 Mais je n'étais encore qu'en chemin vers le dernier degré de l'allégresse
- 099 Le premier de ces jours – auxquels la neige
- 100 Mais au moment même, je ne pouvais apprécier la valeur de ces plaisirs nouveaux
- 101 J'avais toujours à portée de ma main un plan de Paris
- 102 Les jours où Gilberte m'avait annoncé qu'elle ne devait pas venir
- 103 Je rejoignis les bords du lac
Anthologie Proust
- Proust 209 - Nous travaillons à tout moment à donner sa forme à notre vie, mais en copiant malgré nous comme un dessin les traits de la personne que nous sommes et non de celle qu'il nous serait agréable d'être
- Proust 391 - des hommes qui exigent qu'une femme renonce au théâtre, bien que, d'ailleurs, c'est parce qu'elle avait été au théâtre qu'ils l'ont aimée
- Proust 090 - Swann avait envisagé toutes les possibilités. La réalité est donc quelque chose qui n'a aucun rapport avec les possibilités
- Proust 089 - 387 - Odette - Charles Swann / Albertine - Marcel | peut-être deux ou trois fois / quatre ou cinq fois, peut-être un peu plus | Chose étrange que ces mots puissent ainsi déchirer le coeur
- Proust 386 - c'est une façon assurée d'être recherché qui ne réussit que comme celle d'être aimé, c'est-à-dire si on ne l'a nullement adoptée pour cela