A la Recherche du Temps Perdu | Marcel Proust

486 Maintenant, me sentir porteur d'une oeuvre

Maintenant, me sentir porteur d'une oeuvre rendait pour moi un accident où j'aurais trouvé la mort, plus redoutable, même (dans la mesure où cette oeuvre me semblait nécessaire et durable) absurde, en contradiction avec mon désir, avec l'élan de ma pensée, mais pas moins possible pour cela puisque (comme il arrive chaque jour dans les incidents les plus simples de la vie, où, pendant qu'on désire de tout son coeur ne pas faire de bruit à un ami qui dort, une carafe placée trop au bord de la table tombe et le réveille) les accidents étant produits par des causes matérielles peuvent parfaitement avoir lieu au moment où des volontés fort différentes, qu'ils détruisent sans les connaître, les rendent détestables. Je savais très bien que mon cerveau était un riche bassin minier, où il y avait une étendue immense et fort diverse de gisements précieux. Mais aurais-je le temps de les exploiter ? J'étais la seule personne capable de le faire. Pour deux raisons : avec ma mort eût disparu non seulement le seul ouvrier mineur capable d'extraire ces minerais, mais encore le gisement lui-même ; or, tout à l'heure quand je rentrerais chez moi, il suffirait de la rencontre de l'auto que je prendrais avec une autre pour que mon corps fût détruit et que mon esprit, d'où la vie se retirerait, fût forcé d'abandonner à tout jamais les idées nouvelles qu'en ce moment même, n'ayant pas eu le temps de les mettre plus en sûreté dans un livre, il enserrait anxieusement de sa pulpe frémissante, protectrice, mais fragile. Or par une bizarre coïncidence, cette crainte raisonnée du danger naissait en moi à un moment où, depuis peu, l'idée de la mort m'était devenue indifférente. La crainte de n'être plus moi m'avait fait jadis horreur, et à chaque nouvel amour que j'éprouvais (pour Gilberte, pour Albertine), parce que je ne pouvais supporter l'idée qu'un jour l'être qui les aimait n'existerait plus, ce qui serait comme une espèce de mort. Mais à force de se renouveler, cette crainte s'était naturellement changée en un calme confiant.

L'accident cérébral n'était même pas nécessaire. Ses symptômes, sensibles pour moi par un certain vide dans la tête et par un oubli de toutes choses que je ne retrouvais plus que par hasard, comme quand en rangeant des affaires on en trouve une qu'on avait oublié qu'on avait même à chercher, faisaient de moi comme un thésauriseur dont le coffre-fort crevé eût laissé fuir au fur et à mesure les richesses. Quelque temps il exista un moi qui déplora de perdre ces richesses et s'opposait à elle, à la mémoire, et bientôt je sentis que la mémoire en se retirant emportait aussi ce moi.

Si l'idée de la mort dans ce temps-là m'avait, on l'a vu, assombri l'amour, depuis longtemps déjà le souvenir de l'amour m'aidait à ne pas craindre la mort. Car je comprenais que mourir n'était pas quelque chose de nouveau, mais qu'au contraire depuis mon enfance j'étais déjà mort bien des fois. Pour prendre la période la moins ancienne, n'avais-je pas tenu à Albertine plus qu'à ma vie ? Pouvais-je alors concevoir ma personne sans qu'y continuât mon amour pour elle ? Or je ne l'aimais plus, j'étais, non plus l'être qui l'aimait, mais un être différent qui ne l'aimait pas, j'avais cessé de l'aimer quand j'étais devenu un autre. Or je ne souffrais pas d'être devenu cet autre, de ne plus aimer Albertine ; et certes ne plus avoir un jour mon corps ne pouvait me paraître en aucune façon quelque chose d'aussi triste que m'avait paru jadis de ne plus aimer un jour Albertine. Et pourtant, combien cela m'était égal maintenant de ne plus l'aimer ! Ces morts successives, si redoutées du moi qu'elles devaient anéantir, si indifférentes, si douces une fois accomplies, et quand celui qui les craignait n'était plus là pour les sentir, m'avaient fait depuis quelque temps comprendre combien il serait peu sage de m'effrayer de la mort. Or c'était maintenant qu'elle m'était depuis peu devenue indifférente, que je recommençais de nouveau à la craindre, sous une autre forme il est vrai, non pas pour moi, mais pour mon livre, à l'éclosion duquel était au moins pendant quelque temps indispensable cette vie que tant de dangers menaçaient. Victor Hugo dit :

 

II faut que l'herbe pousse et que les enfants meurent.

 

Moi je dis que la loi cruelle de l'art est que les êtres meurent et que nous-mêmes mourions en épuisant toutes les souffrances, pour que pousse l'herbe non de l'oubli mais de la vie éternelle, l'herbe drue des oeuvres fécondes, sur laquelle les générations viendront faire gaiement, sans souci de ceux qui dorment en dessous, leur « déjeuner sur l'herbe ».

J'ai dit des dangers extérieurs ; des dangers intérieurs aussi. Si j'étais préservé d'un accident venu du dehors, qui sait si je ne serais pas empêché de profiter de cette grâce par un accident survenu au-dedans de moi, par quelque catastrophe interne, avant que fussent écoulés les mois nécessaires pour écrire ce livre.

Quand tout à l'heure je reviendrais chez moi par les Champs-Élysées, qui me disait que je ne serais pas frappé par le même mal que ma grand-mère, un après-midi où elle était venue y faire avec moi une promenade qui devait être pour elle la dernière, sans qu'elle s'en doutât, dans cette ignorance qui est la nôtre, d'une aiguille arrivée sur le point, ignoré par elle, où le ressort déclenché de l'horlogerie va sonner l'heure ? Peut-être la crainte d'avoir déjà parcouru presque tout entière la minute qui précède le premier coup de l'heure, quand déjà celui-ci se prépare, peut-être cette crainte du coup qui serait en train de s'ébranler dans mon cerveau, cette crainte était-elle comme une obscure connaissance de ce qui allait être, comme un reflet dans la conscience de l'état précaire du cerveau dont les artères vont céder, ce qui n'est pas plus impossible que cette soudaine acceptation de la mort qu'ont des blessés qui, quoiqu'ils aient gardé leur lucidité, que le médecin et le désir de vivre cherchent à les tromper, disent, voyant ce qui va être : « Je vais mourir, je suis prêt » et écrivent leurs adieux à leur femme.

Et en effet ce fut là la chose singulière qui arriva avant que je n'eusse commencé mon livre, ce qui arriva sous une forme dont je ne me serais jamais douté. On me trouva, un soir où je sortis, meilleure mine qu'autrefois, on s'étonna que j'eusse gardé tous mes cheveux noirs. Mais je manquai trois fois de tomber en descendant l'escalier. Ce n'avait été qu'une sortie de deux heures ; mais quand je fus rentré, je sentis que je n'avais plus ni mémoire, ni pensée, ni force, ni aucune existence. On serait venu pour me voir, pour me nommer roi, pour me saisir, pour m'arrêter, que je me serais laissé faire sans dire un mot, sans rouvrir les yeux, comme ces gens atteints au plus haut degré du mal de mer et qui, traversant sur un bateau la mer Caspienne, n'esquissent même pas une résistance si on leur dit qu'on va les jeter à la mer. Je n'avais à proprement parler aucune maladie, mais je sentais que je n'étais plus capable de rien, comme il arrive à des vieillards, alertes la veille, et qui s'étant fracturé la cuisse ou ayant eu une indigestion, peuvent mener encore quelque temps dans leur lit une existence qui n'est plus qu'une préparation plus ou moins longue à une mort désormais inéluctable. Un des moi, celui qui jadis allait dans ces festins de barbares qu'on appelle dîners en ville et où, pour les hommes en blanc, pour les femmes à demi nues et emplumées, les valeurs sont si renversées que quelqu'un qui ne vient pas dîner après avoir accepté, ou seulement n'arrive qu'au rôti, commet un acte plus coupable que les actions immorales dont on parle légèrement pendant ce dîner, ainsi que des morts récentes, et où la mort ou une grave maladie sont les seules excuses à ne pas venir, à condition qu'on eût fait prévenir à temps pour l'invitation d'un quatorzième, qu'on était mourant, ce moi-là en moi avait gardé ses scrupules et perdu sa mémoire. L'autre moi, celui qui avait conçu son oeuvre, en revanche se souvenait. J'avais reçu une invitation de Mme Molé et appris que le fils de Mme Sazerat était mort. J'étais résolu à employer une de ces heures après lesquelles je ne pouvais plus prononcer un mot, la langue liée comme ma grand-mère pendant son agonie, ou avaler du lait, à adresser mes excuses à Mme Molé et mes condoléances à Mme Sazerat. Mais au bout de quelques instants j'avais oublié que j'avais à le faire. Heureux oubli, car la mémoire de mon oeuvre veillait et allait employer à poser mes premières fondations l'heure de survivance qui m'était dévolue. Malheureusement, en prenant un cahier pour écrire, la carte d'invitation de Mme Molé glissait près de moi. Aussitôt le moi oublieux mais qui avait la prééminence sur l'autre, comme il arrive chez tous ces barbares scrupuleux qui ont dîné en ville, repoussait le cahier, écrivait à Mme Molé (laquelle d'ailleurs m'eût sans doute fort estimé, si elle l'eût appris, d'avoir fait passer ma réponse à son invitation avant mes travaux d'architecte). Brusquement, un mot de ma réponse me rappelait que Mme Sazerat avait perdu son fils, je lui écrivais aussi, puis ayant ainsi sacrifié un devoir réel à l'obligation factice de me montrer poli et sensible, je tombais sans forces, je fermais les yeux, ne devant plus que végéter pour huit jours. Pourtant, si tous mes devoirs inutiles, auxquels j'étais prêt à sacrifier le vrai, sortaient au bout de quelques minutes de ma tête, l'idée de ma construction ne me quittait pas un instant. Je ne savais pas si ce serait une église où des fidèles sauraient peu à peu apprendre des vérités et découvrir des harmonies, le grand plan d'ensemble, ou si cela resterait – comme un monument druidique au sommet d'une île – quelque chose d'infréquenté à jamais. Mais j'étais décidé à y consacrer mes forces qui s'en allaient comme à regret et comme pour pouvoir me laisser le temps d'avoir, tout le pourtour terminé, fermé « la porte funéraire ». Bientôt je pus montrer quelques esquisses. Personne n'y comprit rien. Même ceux qui furent favorables à ma perception des vérités que je voulais ensuite graver dans le temple, me félicitèrent de les avoir découvertes au « microscope », quand je m'étais au contraire servi d'un télescope pour apercevoir des choses, très petites en effet, mais parce qu'elles étaient situées à une grande distance, et qui étaient chacune un monde. Là où je cherchais les grandes lois, on m'appelait fouilleur de détails. D'ailleurs, à quoi bon faisais-je cela ? J'avais eu de la facilité, jeune, et Bergotte avait trouvé mes pages de collégien « parfaites ». Mais au lieu de travailler j'avais vécu dans la paresse, dans la dissipation des plaisirs, dans la maladie, les soins, les manies, et j'entreprenais mon ouvrage à la veille de mourir, sans rien savoir de mon métier. Je ne me sentais plus la force de faire face à mes obligations avec les êtres, ni à mes devoirs envers ma pensée et mon oeuvre, encore moins envers tous les deux. Pour les premières, l'oubli des lettres à écrire, etc., simplifiait un peu ma tâche. Mais tout d'un coup, l'association des idées ramenait au bout d'un mois le souvenir de mes remords, et j'étais accablé du sentiment de mon impuissance. Je fus étonné d'y être indifférent, mais c'est que depuis le jour où mes jambes avaient tellement tremblé en descendant l'escalier, j'étais devenu indifférent à tout, je n'aspirais plus qu'au repos, en attendant le grand repos qui finirait par venir. Ce n'était pas parce que je reportais après ma mort l'admiration qu'on devait, me semblait-il, avoir pour mon oeuvre, que j'étais indifférent aux suffrages de l'élite actuelle. Celle d'après ma mort pourrait penser ce qu'elle voudrait, cela ne me souciait pas davantage. En réalité, si je pensais à mon oeuvre et point aux lettres auxquelles je devais répondre, ce n'était même plus que je misse entre les deux choses, comme au temps de ma paresse et ensuite au temps de mon travail jusqu'au jour où j'avais dû me retenir à la rampe de l'escalier, une grande différence d'importance. L'organisation de ma mémoire, de mes préoccupations, était liée à mon oeuvre, peut-être parce que, tandis que les lettres reçues étaient oubliées l'instant d'après, l'idée de mon oeuvre était dans ma tête, toujours la même, en perpétuel devenir. Mais elle aussi m'était devenue importune. Elle était pour moi comme un fils dont la mère mourante doit encore s'imposer la fatigue de s'occuper sans cesse, entre les piqûres et les ventouses. Elle l'aime peut-être encore, mais ne le sait plus que par le devoir excédant qu'elle a de s'occuper de lui. Chez moi les forces de l'écrivain n'étaient plus à la hauteur des exigences égoïstes de l'oeuvre. Depuis le jour de l'escalier, rien du monde, aucun bonheur, qu'il vînt de l'amitié des gens, des progrès de mon oeuvre, de l'espérance de la gloire, ne parvenait plus à moi que comme un si pâle grand soleil, qu'il n'avait plus la vertu de me réchauffer, de me faire vivre, de me donner un désir quelconque, et encore était-il trop brillant, si blême qu'il fût, pour mes yeux qui préféraient se fermer, et je me retournais du côté du mur. Il me semble, pour autant que je sentais le mouvement de mes lèvres, que je devais avoir un petit sourire d'un coin infime de la bouche quand une dame m'écrivait : « J'ai été très surprise de ne pas recevoir de réponse à ma lettre. » Néanmoins, cela me rappelait sa lettre, et je lui répondais. Je voulais tâcher, pour qu'on ne pût me croire ingrat, de mettre ma gentillesse actuelle au niveau de la gentillesse que les gens avaient pu avoir pour moi. Et j'étais écrasé d'imposer à mon existence agonisante les fatigues surhumaines de la vie. La perte de la mémoire m'aidait un peu en faisant des coupes dans mes obligations ; mon oeuvre les remplaçait.

Cette idée de la mort s'installa définitivement en moi comme fait un amour. Non que j'aimasse la mort, je la détestais. Mais, après y avoir songé sans doute de temps en temps comme à une femme qu'on n'aime pas encore, maintenant sa pensée adhérait à la plus profonde couche de mon cerveau si complètement que je ne pouvais m'occuper d'une chose sans que cette chose traversât d'abord l'idée de la mort, et même si je ne m'occupais de rien et restais dans un repos complet l'idée de la mort me tenait une compagnie aussi incessante que l'idée du moi. Je ne pense pas que le jour où j'étais devenu un demi-mort, c'était les accidents qui avaient caractérisé cela, l'impossibilité de descendre un escalier, de me rappeler un nom, de me lever, qui avaient causé par un raisonnement même inconscient l'idée de la mort, que j'étais déjà à peu près mort, mais plutôt que c'était venu ensemble, qu'inévitablement ce grand miroir de l'esprit reflétait une réalité nouvelle. Pourtant je ne voyais pas comment des maux que j'avais on pouvait passer sans être averti à la mort complète. Mais alors je pensais aux autres, à tous ceux qui chaque jour meurent sans que l'hiatus entre leur maladie et leur mort nous semble extraordinaire. Je pensais même que c'était seulement parce que je les voyais de l'intérieur (plus encore que par les tromperies de l'espérance) que certains malaises ne me semblaient pas mortels pris un à un, bien que je crusse à ma mort, de même que ceux qui sont le plus persuadés que leur terme est venu sont néanmoins persuadés aisément que s'ils ne peuvent pas prononcer certains mots, cela n'a rien à voir avec une attaque, l'aphasie, etc., mais vient d'une fatigue de la langue, d'un état nerveux analogue au bégaiement, de l'épuisement qui a suivi une indigestion.

Moi, c'était autre chose que j'avais à écrire, de plus long, et pour plus d'une personne. Long à écrire. Le jour, tout au plus pourrais-je essayer de dormir. Si je travaillais, ce ne serait que la nuit. Mais il me faudrait beaucoup de nuits, peut-être cent, peut-être mille. Et je vivrais dans l'anxiété de ne pas savoir si le Maître de ma destinée, moins indulgent que le sultan Sheriar, le matin quand j'interromprais mon récit, voudrait bien surseoir à mon arrêt de mort et me permettrait de reprendre la suite le prochain soir. Non pas que je prétendisse refaire, en quoi que ce fût, Les Mille et Une Nuits, pas plus que les Mémoires de Saint-Simon, écrits eux aussi la nuit, pas plus qu'aucun des livres que j'avais aimés dans ma naïveté d'enfant, superstitieusement attaché à eux comme à mes amours, ne pouvant sans horreur imaginer une oeuvre qui serait différente d'eux. Mais, comme Elstir Chardin, on ne peut refaire ce qu'on aime qu'en le renonçant. Sans doute mes livres eux aussi, comme mon être de chair, finiraient un jour par mourir. Mais il faut se résigner à mourir. On accepte la pensée que dans dix ans soi-même, dans cent ans ses livres, ne seront plus. La durée éternelle n'est pas plus promise aux oeuvres qu'aux hommes.