426 Le soir je sortais seul, au milieu de la ville enchantée où je me trouvais

Le soir je sortais seul, au milieu de la ville enchantée où je me trouvais au milieu de quartiers nouveaux comme un personnage des Mille et Une Nuits. Il était bien rare que je ne découvrisse pas au hasard de mes promenades quelque place inconnue et spacieuse dont aucun guide, aucun voyageur ne m'avait parlé. Je m'étais engagé dans un réseau de petites ruelles, de calli. Le soir, avec leurs hautes cheminées évasées auxquelles le soleil donne les roses les plus vifs, les rouges les plus clairs, c'est tout un jardin qui fleurit au-dessus des maisons, avec des nuances si variées qu'on eût dit, planté sur la ville, le jardin d'un amateur de tulipes de Delft ou de Haarlem. Et d'ailleurs l'extrême proximité des maisons faisait de chaque croisée le cadre où rêvassait une cuisinière qui regardait par lui, d'une jeune fille qui, assise, se faisait peigner les cheveux par une vieille femme à figure, devinée dans l'ombre, de sorcière, – faisait comme une exposition de cent tableaux hollandais juxtaposés, de chaque pauvre maison silencieuse et toute proche à cause de l'extrême étroitesse de ces calli. Comprimées les unes contre les autres, ces calli divisaient en tous sens, de leurs rainures, le morceau de Venise découpé entre un canal et la lagune, comme s'il avait cristallisé suivant ces formes innombrables, ténues et minutieuses. Tout à coup, au bout d'une de ces petites rues, il semble que dans la matière cristallisée se soit produite une distension. Un vaste et somptueux campo à qui je n'eusse assurément pas, dans ce réseau de petites rues, pu deviner cette importance, ni même trouver une place, s'étendait devant moi, entouré de charmants palais, pâle de clair de lune. C'était un de ces ensembles architecturaux vers lesquels dans une autre ville les rues se dirigent, vous conduisent et le désignent. Ici, il semblait exprès caché dans un entrecroisement de ruelles, comme ces palais des contes orientaux où on mène la nuit un personnage qui ramené chez lui avant le jour, ne doit pas pouvoir retrouver la demeure magique où il finit par croire qu'il n'est allé qu'en rêve. Le lendemain je partais à la recherche de ma belle place nocturne, je suivais des calli qui se ressemblaient toutes et se refusaient à me donner le moindre renseignement, sauf pour m'égarer mieux. Parfois un vague indice que je croyais reconnaître me faisait supposer que j'allais voir apparaître, dans sa claustration, sa solitude et son silence, la belle place exilée. À ce moment quelque mauvais génie qui avait pris l'apparence d'une nouvelle calle me faisait rebrousser chemin malgré moi, et je me trouvais brusquement ramené au Grand Canal. Et comme il n'y a pas entre le souvenir d'un rêve et le souvenir d'une réalité de grandes différences, je finissais par me demander si ce n'était pas pendant mon sommeil que s'était produit, dans un sombre morceau de cristallisation vénitienne, cet étrange flottement qui offrait une vaste place entourée de palais romantiques à la méditation prolongée du clair de lune.

Mais le désir de ne pas perdre à jamais certaines femmes, bien plus que certaines places, entretenait chez moi à Venise une agitation qui devint fébrile le jour où ma mère avait décidé que nous partirions, quand à la fin de la journée, quand nos malles étaient déjà parties en gondole pour la gare, je lus dans un registre des étrangers attendus à l'hôtel : « Baronne Putbus et suite ». Aussitôt, le sentiment de toutes les heures de plaisir charnel que notre départ allait me faire manquer, éleva ce désir, qui existait chez moi à l'état chronique, à la hauteur d'un sentiment, et le noya dans la mélancolie et le vague ; je demandai à ma mère de remettre notre départ de quelques jours ; et l'air qu'elle eut de ne pas prendre un instant en considération ni même au sérieux ma prière réveilla dans mes nerfs excités par le printemps vénitien ce vieux désir de résistance à un complot imaginaire tramé contre moi par mes parents (qui se figuraient que je serais bien forcé d'obéir) cette volonté de lutte, désir qui me poussait jadis à imposer brusquement ma volonté à ceux que j'aimais le plus, quitte à me conformer à la leur après que j'avais réussi à les faire céder. Je dis à ma mère que je ne partirais pas, mais elle, croyant plus habile de ne pas avoir l'air de penser que je disais cela sérieusement ne me répondit même pas. Je repris qu'elle verrait bien si c'était sérieux ou non. Le portier vint apporter trois lettres, deux pour elle, une pour moi que je mis dans mon portefeuille au milieu de toutes les autres sans même regarder l'enveloppe. Et quand fut venue l'heure où, suivie de toutes mes affaires, elle partit pour la gare, je me fis porter une consommation sur la terrasse, devant le canal, et m'y installai, regardant se coucher le soleil tandis que sur une barque arrêtée en face de l'hôtel un musicien chantait Sole mio. Le soleil continuait de descendre. Ma mère ne devait pas être loin de la gare. Bientôt elle serait partie, je resterais seul à Venise, seul avec la tristesse de la savoir peinée par moi, et sans sa présence pour me consoler. L'heure du train approchait. Ma solitude irrévocable était si prochaine qu'elle me semblait déjà commencée et totale. Car je me sentais seul. Les choses m'étaient devenues étrangères, je n'avais plus assez de calme pour sortir de mon coeur palpitant et introduire en elles quelque stabilité. La ville que j'avais devant moi avait cessé d'être Venise. Sa personnalité, son nom, me semblaient comme des fictions menteuses que je n'avais plus le courage d'inculquer aux pierres. Les palais m'apparaissaient réduits à leurs simples parties et quantités de marbre pareil à tout autre, et l'eau comme une combinaison d'hydrogène et d'azote, éternelle, aveugle, antérieure et extérieure à Venise, ignorante des doges et de Turner. Et cependant ce lieu quelconque était étrange comme un lieu où on vient d'arriver, qui ne vous connaît pas encore, comme un lieu d'où l'on est parti et qui vous a déjà oublié. Je ne pouvais plus rien lui dire de moi, je ne pouvais rien laisser de moi se poser sur lui, il me laissait contracté, je n'étais plus qu'un coeur qui battait et qu'une attention suivant anxieusement le développement de Sole mio. J'avais beau raccrocher désespérément ma pensée à la belle coudée caractéristique du Rialto, il m'apparaissait avec la médiocrité de l'évidence comme un pont non seulement inférieur, mais aussi étranger à l'idée que j'avais de lui qu'un acteur dont, malgré sa perruque blonde et son vêtement noir, j'aurais su qu'en son essence il n'est pas Hamlet. Tels les palais, le Canal, le Rialto, se trouvaient dévêtus de l'idée qui faisait leur individualité et dissous en leurs vulgaires éléments matériels. Mais en même temps ce lieu médiocre me semblait lointain. Dans le bassin de l'arsenal, à cause d'un élément scientifique lui aussi, la latitude, il y avait cette singularité des choses qui, même semblables en apparence à celles de notre pays, se révèlent étrangères, en exil sous d'autres cieux ; je sentais que cet horizon si voisin, que j'aurais pu atteindre en une heure, c'était une courbure de la terre tout autre que celle des mers de France, une courbure lointaine qui se trouvait, par l'artifice du voyage, amarrée près de moi ; si bien que ce bassin de l'Arsenal à la fois insignifiant et lointain me remplissait de ce mélange de dégoût et d'effroi que j'avais éprouvé tout enfant la première fois que j'accompagnai ma mère aux bains Deligny ; en effet dans le site fantastique composé par une eau sombre que ne couvraient pas le ciel ni le soleil et que cependant borné par des cabines on sentait communiquer avec d'invisibles profondeurs couvertes de corps humains en caleçon, je m'étais demandé si ces profondeurs cachées aux mortels par des baraquements qui ne les laissaient pas soupçonner de la rue, n'étaient pas l'entrée des mers glaciales qui commençaient là, si les pôles n'y étaient pas compris, et si cet étroit espace n'était pas précisément la mer libre du pôle ; cette Venise sans sympathie pour moi où j'allais rester seul, ne me semblait pas moins isolée, moins irréelle et c'était ma détresse que le chant de Sole mio s'élevant comme une déploration de la Venise que j'avais connue, semblait prendre à témoin. Sans doute il aurait fallu cesser de l'écouter si j'avais voulu pouvoir rejoindre encore ma mère et prendre le train avec elle, il aurait fallu décider sans perdre une seconde que je partais, mais c'est justement ce que je ne pouvais pas ; je restais immobile, sans être capable non seulement de me lever mais même de décider que je me lèverais. Ma pensée sans doute pour ne pas envisager une résolution à prendre, s'occupait tout entière à suivre le déroulement des phrases successives de Sole mio, à chanter mentalement avec le chanteur, à prévoir l'élan qui allait l'emporter, à m'y laisser aller avec elle aussi ; à retomber ensuite. Sans doute ce chant insignifiant entendu cent fois, ne m'intéressait nullement. Je ne pouvais faire plaisir à personne ni à moi-même en l'écoutant aussi religieusement jusqu'au bout. Enfin, aucun des motifs connus d'avance par moi, de cette vulgaire romance ne pouvait me fournir la résolution dont j'avais besoin ; bien plus, chacune de ces phrases, quand elle passait à son tour, devenait un obstacle à prendre efficacement cette résolution ou plutôt elle m'obligeait à la résolution contraire de ne pas partir, car elle me faisait passer l'heure. Par là cette occupation sans plaisir en elle-même d'écouter Sole mio se chargeait d'une tristesse profonde, presque désespérée. Je sentais bien qu'en réalité, c'était la résolution de ne pas partir que je prenais par le fait de rester là sans bouger ; mais me dire : « Je ne pars pas », qui ne m'était pas possible sous cette forme directe, me le devenait sous cette autre : « Je vais entendre encore une phrase de Sole mio » ; mais la signification pratique de ce langage figuré ne m'échappait pas et, tout en me disant : « Je ne fais en somme qu'écouter une phrase de plus », je savais que cela voulait dire : « Je resterai seul à Venise. » Et c'est peut-être cette tristesse comme une sorte de froid engourdissant qui faisait le charme désespéré mais fascinateur de ce chant, chaque note que lançait la voix du chanteur avec une force et une ostentation presque musculaires venait me frapper en plein coeur ; quand la phrase était consommée en bas et que le morceau semblait fini, le chanteur n'en avait pas assez et reprenait en haut comme s'il avait besoin de proclamer une fois de plus ma solitude et mon désespoir. Ma mère devait être arrivée à la gare. Bientôt elle serait partie. J'étais étreint par l'angoisse que me causait, avec la vue du canal devenu tout petit depuis que l'âme de Venise s'en était échappée, de ce Rialto banal qui n'était plus le Rialto, – par ce chant de désespoir que devenait Sole mio et qui, ainsi clamé devant les palais inconsistants, achevait de les mettre en miettes et consommait la ruine de Venise ; j'assistais à la lente réalisation de mon malheur construit artistement, sans hâte, note par note, par le chanteur que regardait avec étonnement le soleil arrêté derrière Saint-Georges-le-Majeur, si bien que cette lumière crépusculaire devait faire à jamais dans ma mémoire avec le frisson de mon émotion et la voix de bronze du chanteur, un alliage équivoque, immutable et poignant.

Ainsi restais-je immobile avec une volonté dissoute, sans décision apparente ; sans doute à ces moments-là elle est déjà prise : nos amis eux-mêmes peuvent souvent la prévoir. Mais nous, nous ne le pouvons pas, sans quoi tant de souffrances nous seraient épargnées.

Mais enfin, d'antres plus obscurs que ceux d'où s'élance la comète qu'on peut prédire – grâce à l'insoupçonnable puissance défensive de l'habitude invétérée, grâce aux réserves cachées que par une impulsion subite elle jette au dernier moment dans la mêlée –, mon action surgit enfin : je pris mes jambes à mon cou et j'arrivai, les portières déjà fermées, mais à temps pour retrouver ma mère rouge d'émotion, se retenant pour ne pas pleurer, car elle croyait que je ne viendrais plus. Puis le train partit et nous vîmes Padoue et Vérone venir au-devant du train, nous dire adieu presque jusqu'à la gare, et – quand nous fûmes éloignés – regagner, elles qui ne partaient pas et allaient reprendre leur vie, l'une sa plaine, l'autre sa colline.

Les heures passaient. Ma mère ne se pressa pas de lire les deux lettres qu'elle avait seulement ouvertes et tâcha que moi-même je ne tirasse pas tout de suite mon portefeuille pour prendre la lettre que le concierge de l'hôtel m'avait remise. Elle craignait toujours que je ne trouvasse les voyages trop longs, trop fatigants, et reculait le plus tard possible pour m'occuper pendant les dernières heures le moment où elle déballerait les oeufs durs, me passerait les journaux, déferait le paquet de livres qu'elle avait achetés sans me le dire. Je regardai d'abord ma mère, qui lisait sa lettre avec étonnement, puis elle levait la tête, et ses yeux semblaient se poser tour à tour sur des souvenirs distincts, incompatibles et qu'elle ne pouvait parvenir à rapprocher. Cependant j'avais reconnu l'écriture de Gilberte sur mon enveloppe. Je l'ouvris. Gilberte m'annonçait son mariage avec Robert de Saint-Loup. Elle me disait qu'elle m'avait télégraphié à ce sujet à Venise et n'avait pas eu de réponse. Je me rappelai comme on m'avait dit que le service des télégraphes y était mal fait. Je n'avais jamais eu de dépêche. Peut-être elle ne voudrait pas le croire. Tout d'un coup je sentis dans mon cerveau un fait qui y était installé à l'état de souvenir, quitter sa place et la céder à un autre. La dépêche que j'avais reçue dernièrement et que j'avais crue d'Albertine était de Gilberte. Comme l'originalité assez factice de l'écriture de Gilberte consistait principalement quand elle écrivait une ligne à faire figurer dans la ligne supérieure les barres de t qui avaient l'air de souligner les mots ou les points sur les i qui avaient l'air d'interrompre les phrases de la ligne d'au-dessus, et en revanche à intercaler dans la ligne d'au-dessous les queues et arabesques des mots qui leur étaient superposés, il était tout naturel que l'employé du télégraphe eût lu les boucles d's ou d'y de la ligne supérieure comme un « ine » finissant le mot de Gilberte. Le point sur l'i de Gilberte était monté au-dessus faire point de suspension. Quant à son G, il avait l'air d'un A gothique. Qu'en dehors de cela deux ou trois mots eussent été mal lus, pris les uns dans les autres (certains, d'ailleurs, m'avaient paru incompréhensibles), cela était suffisant pour expliquer les détails de mon erreur, et n'était même pas nécessaire. Combien de lettres lit dans un mot une personne distraite et surtout prévenue, qui part de l'idée que la lettre est d'une certaine personne ? combien de mots dans la phrase ? On devine en lisant, on crée ; tout part d'une erreur initiale ; celles qui suivent (et ce n'est pas seulement dans la lecture des lettres et des télégrammes, pas seulement dans toute lecture), si extraordinaires qu'elles puissent paraître à celui qui n'a pas le même point de départ, sont toutes naturelles. Une bonne partie de ce que nous croyons, et jusque dans les conclusions dernières c'est ainsi, avec un entêtement et une bonne foi égales, vient d'une première méprise sur les prémisses.

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