414 Quelques jours après, ma mère entrant dans ma chambre

Quelques jours après, ma mère entrant dans ma chambre avec le courrier, le posa sur mon lit avec négligence, en ayant l'air de penser à autre chose. Et se retirant aussitôt pour me laisser seul, elle sourit en partant. Et moi, connaissant les ruses de ma chère maman et sachant qu'on pouvait toujours lire dans son visage, sans crainte de se tromper, si l'on prenait comme clef le désir de faire plaisir aux autres, je souris et pensai : « Il y a quelque chose d'intéressant pour moi dans le courrier, et maman a affecté cet air indifférent et distrait pour que ma surprise soit complète et pour ne pas faire comme les gens qui vous ôtent la moitié de votre plaisir en vous l'annonçant. Et elle n'est pas restée là parce qu'elle a craint que par amour-propre je dissimule le plaisir que j'aurais, et ainsi le ressente moins vivement. » Cependant en allant vers la porte pour sortir elle avait rencontré Françoise qui entrait chez moi. Et ma mère avait forcé Françoise à rebrousser chemin et l'avait entraînée dehors, effarouchée, offensée et surprise. Car Françoise considérait que sa charge comportait le privilège de pénétrer à toute heure dans ma chambre. Mais déjà sur son visage, l'étonnement et la colère avaient disparu sous le sourire noirâtre et gluant d'une pitié transcendante et d'une ironie philosophique, liqueur visqueuse que sécrétait pour guérir sa blessure son amour-propre lésé. Pour ne pas se sentir méprisée, elle nous méprisait. Aussi bien savait-elle que nous étions des maîtres, des êtres capricieux qui ne brillent pas par l'intelligence et qui trouvent leur plaisir à imposer par la peur à des personnes spirituelles, à des domestiques, pour bien montrer qu'ils sont les maîtres, des devoirs absurdes comme de faire bouillir l'eau en temps d'épidémie, de balayer ma chambre avec un linge mouillé, et d'en sortir au moment où on avait justement l'intention d'y entrer. Ma mère dans sa précipitation avait emporté la bougie ; je m'aperçus qu'elle avait posé le courrier tout près de moi, pour qu'il ne pût pas m'échapper. Mais je sentis que ce n'était que des journaux. Sans doute y avait-il quelque article d'un écrivain que j'aimais et qui écrivant rarement serait pour moi une surprise. J'allai à la fenêtre, j'écartai les grands rideaux. Au-dessus du jour blême et brumeux, le ciel qui était rose comme sont à cette heure dans les cuisines les fourneaux qu'on allume, me remplit d'espérance et du désir de passer la nuit et de m'éveiller à la petite station montagnarde où j'avais vu la laitière aux joues roses. J'ouvris Le Figaro. Quel ennui ! Justement le premier article avait le même titre que celui que j'avais envoyé et qui n'avait pas paru. Mais pas seulement le même titre, voici quelques mots absolument pareils. Cela, c'était trop fort. J'enverrais une protestation. Et j'entendais Françoise qui, indignée qu'on l'eût chassée de ma chambre où elle considérait qu'elle avait ses grandes entrées, grommelait : « Si c'est pas malheureux, un enfant qu'on a vu naître. Je ne l'ai pas vu quand sa mère le faisait, bien sûr. Mais quand je l'ai connu, pour bien dire, il n'y avait pas cinq ans qu'il était naquis ! » Mais ce n'était pas quelques mots, c'était tout, c'était ma signature… C'est mon article qui avait enfin paru ! Mais ma pensée qui, peut-être déjà à cette époque, avait commencé à vieillir et à se fatiguer un peu, continua un instant encore à raisonner comme si elle n'avait pas compris que c'était mon article, comme les vieillards qui sont obligés de terminer jusqu'au bout un mouvement commencé, même s'il est devenu inutile, même si un obstacle imprévu devant lequel il faudrait se retirer immédiatement le rend dangereux. Puis je considérai le pain spirituel qu'est un journal, encore chaud et humide de la presse récente et du brouillard du matin où on le distribue dès l'aurore aux bonnes qui l'apportent à leur maître avec le café au lait, pain miraculeux, multipliable, qui est à la fois un et dix mille, et reste le même pour chacun tout en pénétrant à la fois, innombrable, dans toutes les maisons.

Ce que je tenais en main, ce n'est pas un certain exemplaire du journal, c'est l'un quelconque des dix mille ; ce n'est pas seulement ce qui a été écrit par moi, c'est ce qui a été écrit par moi et lu par tous. Pour apprécier exactement le phénomène qui se produit en ce moment dans les autres maisons, il faut que je lise cet article non en auteur, mais comme un des autres lecteurs du journal ; ce n'était pas seulement ce que j'avais écrit, c'était le symbole de l'incarnation dans tant d'esprits. Aussi pour le lire fallait-il que je cessasse un moment d'en être l'auteur, que je fusse l'un quelconque des lecteurs du journal. Mais d'abord une première inquiétude. Le lecteur non prévenu verra-t-il cet article ? Je déplie distraitement le journal comme ferait ce lecteur non prévenu, ayant même sur ma figure l'air que je prends d'ignorer ce qu'il y a ce matin dans mon journal et d'avoir hâte de regarder les nouvelles mondaines ou la politique. Mais mon article est si long que mon regard, qui l'évite (pour rester dans la vérité et ne pas mettre la chance de mon côté, comme quelqu'un qui attend compte trop lentement exprès) en accroche un morceau au passage. Mais beaucoup de ceux qui aperçoivent le premier article, même qui le lisent, ne regardent pas la signature. Moi-même je serais bien incapable de dire de qui était le premier article de la veille. Et je me promets maintenant de les lire toujours et le nom de leur auteur ; mais comme un amant jaloux qui ne trompe pas sa maîtresse pour croire à sa fidélité, je songe tristement que mon attention future ne forcera, n'a pas forcé en retour celle des autres. Et puis il y a ceux qui sont partis à la chasse, ceux qui sont sortis trop tôt de chez eux. Enfin, quelques-uns tout de même le liront. Je fais comme ceux-là, je commence. J'ai beau savoir que bien des gens qui liront cet article le trouveront détestable, au moment où je lis, ce que je vois dans chaque mot me semble être sur le papier, je ne peux pas croire que chaque personne en ouvrant les yeux ne verra pas directement ces images que je vois, croyant que la pensée de l'auteur est directement perçue par le lecteur, tandis que c'est une autre pensée qui se fabrique dans son esprit, avec la même naïveté que ceux qui croient que c'est la parole même qu'on a prononcée qui chemine telle quelle le long des fils du téléphone ; au moment même où je veux être un lecteur quelconque, mon esprit refait le tour de ceux qui lisent mon article. Si M. de Guermantes ne comprenait pas telle phrase que Bloch aimerait, en revanche il pourrait s'amuser de telle réflexion que Bloch dédaignerait. Ainsi pour chaque partie que le lecteur précédent semblait délaisser, un nouvel amateur se présentant, l'ensemble de l'article se trouvait élevé aux nues par une foule et s'imposait à ma propre défiance de moi-même qui n'avais plus besoin de le soutenir. C'est qu'en réalité il en est de la valeur d'un article, si remarquable qu'il puisse être, comme de ces phrases des comptes rendus de la Chambre où les mots « Nous verrons bien », prononcés par le ministre, ne sont qu'une partie et peut-être la moins importante de la phrase qu'il faut lire ainsi : « LE PRÉSIDENT DU CONSEIL, MINISTRE DE L'INTÉRIEUR ET DES CULTES : Nous verrons bien. (Vives exclamations à l'extrême gauche. “Très bien ! très bien !” sur quelques bancs à gauche et au centre) » (fin plus belle que son milieu, digne de son début) : une partie de sa beauté – et c'est la tare originelle de ce genre de littérature, dont ne sont pas exceptés les célèbres Lundis – réside dans l'impression qu'elle produit sur les lecteurs. C'est une Vénus collective, dont on n'a qu'un membre mutilé si l'on s'en tient à la pensée de l'auteur, car elle ne se réalise complète que dans l'esprit de ses lecteurs. En eux elle s'achève. Et comme une foule, fût-elle une élite, n'est pas artiste, ce cachet dernier qu'elle lui donne garde toujours quelque chose d'un peu commun. Ainsi Sainte-Beuve, le lundi, pouvait se représenter Mme de Boigne dans son lit à hautes colonnes lisant son article du Constitutionnel, appréciant telle jolie phrase dans laquelle il s'était longtemps complu et qui ne serait peut-être jamais sortie de lui s'il n'avait jugé à propos d'en bourrer son feuilleton pour que le coup en portât plus loin. Sans doute le chancelier, le lisant de son côté, en parlerait à sa vieille amie dans la visite qu'il lui ferait un peu plus tard. Et en l'emmenant ce soir dans sa voiture, le duc de Noailles en pantalon gris lui dirait ce qu'on en avait pensé dans la société, si un mot de Mme d'Arbouville ne le lui avait déjà appris. Et appuyant ma propre défiance de moi-même sur ces dix mille approbations qui me soutenaient, je puisais autant de sentiment de ma force et d'espoir de talent dans la lecture que je faisais en ce moment que j'y avais puisé de défiance quand ce que j'avais écrit ne s'adressait qu'à moi. Je voyais à cette même heure pour tant de gens, ma pensée ou même à défaut de ma pensée pour ceux qui ne pouvaient la comprendre, la répétition de mon nom et comme une évocation embellie de ma personne briller sur eux, colorer leur pensée en une aurore qui me remplissait de plus de force et de joie triomphante que l'aurore innombrable qui en même temps se montrait rose à toutes les fenêtres. Je voyais Bloch, les Guermantes, Legrandin, Andrée, Maria, des amis tirer de chaque phrase les images qu'il y enferme ; et au moment même où j'essaie d'être un lecteur quelconque, je lis en auteur, mais pas en auteur seulement. Pour que l'être impossible que j'essaie d'être réunisse tous les contraires qui peuvent m'être le plus favorables, si je lis en auteur, je me juge en lecteur, sans aucune des exigences que peut avoir pour un écrit celui qui y confronte l'idéal qu'il a voulu y exprimer. Ces pages, quand je les écrivis, étaient si faibles auprès de ma pensée, si compliquées et opaques auprès de ma vision harmonieuse et transparente, si pleines de lacunes que je n'étais pas arrivé à remplir, que leur lecture était pour moi une souffrance, elles n'avaient fait qu'accentuer en moi le sentiment de mon impuissance et de mon manque incurable de talent. Mais maintenant, en m'efforçant d'être lecteur, si je me déchargeais sur les autres du devoir douloureux de me juger, je réussissais du moins à faire table rase de ce que j'avais voulu faire en lisant ce que j'avais fait. Je lisais l'article en m'efforçant de me persuader qu'il était d'un autre. Alors toutes mes images, toutes mes réflexions, toutes mes épithètes prises en elles-mêmes et sans le souvenir de l'échec qu'elles représentaient pour mes visées, me charmaient par leur éclat, leur imprévu, leur profondeur. Et quand je sentais une défaillance trop grande, me réfugiant dans l'âme du lecteur quelconque émerveillé, je me disais : « Bah ! comment un lecteur peut-il s'apercevoir de cela ? Il manque quelque chose là, c'est possible. Mais sapristi, s'ils ne sont pas contents ! Il y a assez de jolies choses comme cela, plus qu'ils n'en ont l'habitude. »

Aussi, à peine eus-je fini cette lecture réconfortante, que moi qui n'avais pas eu le courage de relire mon manuscrit, je souhaitai de la recommencer immédiatement, n'y ayant rien comme un vieil article de soi dont on puisse dire que « quand on l'a lu on peut le relire ». Je me promis d'en faire acheter d'autres exemplaires par Françoise, pour donner à des amis, lui dirais-je, en réalité pour toucher du doigt le miracle de la multiplication de ma pensée, et lire, comme si j'étais un autre monsieur qui vient d'ouvrir Le Figaro, dans un autre numéro, les mêmes phrases. Il y avait justement un temps infini que je n'avais pas vu les Guermantes, j'irais leur faire une visite où je me rendrais compte par eux de l'opinion qu'on avait de mon article. Je pensais à telle lectrice dans la chambre de qui j'eusse tant aimé pénétrer et à qui le journal apporterait sinon ma pensée, qu'elle ne pourrait comprendre, du moins mon nom, comme une louange de moi. Mais les louanges décernées à ce qu'on n'aime pas n'enchaînent pas plus le coeur, que les pensées d'un esprit qu'on ne peut pénétrer n'atteignent l'esprit. Mais pour d'autres amis, je me disais que, si l'état de ma santé continuait à s'aggraver et si je ne pouvais plus les voir, il serait agréable de continuer à écrire, pour avoir encore par là accès auprès d'eux, pour leur parler entre les lignes, les faire penser à mon gré, leur plaire, être reçu dans leur coeur. Je me disais cela, parce que les relations mondaines ayant tenu jusqu'ici une place dans ma vie quotidienne, un avenir où elles ne figureraient plus m'effrayait, et que cet expédient qui me permettrait de retenir sur moi l'attention peut-être d'exciter l'admiration de mes amis, jusqu'au jour où je serais assez bien pour recommencer à les voir, me consolait ; je me disais cela, mais je sentais bien que ce n'était pas vrai, que si j'aimais à me figurer leur attention comme l'objet de mon plaisir, ce plaisir était un plaisir intérieur, spirituel, solitaire, qu'eux ne pouvaient me donner et que je pouvais trouver non en causant avec eux, mais en écrivant loin d'eux ; et que, si je commençais à écrire, pour les voir indirectement, pour qu'ils eussent une meilleure idée de moi, pour me préparer une meilleure situation dans le monde, peut-être écrire m'ôterait l'envie de les voir, et la situation que la littérature m'aurait peut-être faite dans le monde, je n'aurais plus envie d'en jouir, car mon plaisir ne serait plus dans le monde mais dans la littérature.

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