469 Presque aussitôt après quelqu'un parla de Bloch

Presque aussitôt après quelqu'un parla de Bloch, je demandai si c'était du jeune homme ou du père (dont j'avais ignoré la mort, pendant la guerre, d'émotion, avait-on dit, de voir la France envahie). « Je ne savais pas qu'il eût des enfants, je ne le savais même pas marié, me dit le prince. Mais c'est évidemment du père que nous parlons, car il n'a rien d'un jeune homme, ajouta-t-il en riant. Il pourrait avoir des fils qui seraient eux-mêmes déjà des hommes. » Et je compris qu'il s'agissait de mon camarade. Il entra d'ailleurs au bout d'un instant. Et en effet sur la figure de Bloch je vis se superposer cette mine débile et opinante, ces frêles hochements de tête qui trouvent si vite leur cran d'arrêt, et où j'aurais reconnu la docte fatigue des vieillards aimables, si d'autre part je n'avais reconnu devant moi mon ami et si mes souvenirs ne l'animaient pas de cet entrain juvénile et ininterrompu dont il semblait actuellement dépossédé. Pour moi qui l'avais connu au seuil de la vie et n'avais jamais cessé de le voir, il était mon camarade, un adolescent dont je mesurais la jeunesse par celle que m'ayant cru vivre depuis ce moment-là, je me donnais inconsciemment à moi-même. J'entendis dire qu'il paraissait bien son âge, je fus étonné de remarquer sur son visage quelques-uns de ces signes qui sont plutôt la caractéristique des hommes qui sont vieux. Je compris que c'est parce qu'il l'était en effet et que c'est avec des adolescents qui durent un assez grand nombre d'années que la vie fait des vieillards.

Comme quelqu'un, entendant dire que j'étais souffrant, demanda si je ne craignais pas de prendre la grippe qui régnait à ce moment-là, un autre bienveillant me rassura en me disant : « Non, cela atteint plutôt les personnes encore jeunes. Les gens de votre âge ne risquent plus grand-chose. » Et on assura que le personnel m'avait bien reconnu. Ils avaient chuchoté mon nom, et même « dans leur langage », raconta une dame, elle les avait entendus dire : « Voilà le père » (cette expression était suivie de mon nom). Et comme je n'avais pas d'enfant, elle ne pouvait se rapporter qu'à l'âge.

« Comment, si j'ai connu le maréchal ? me dit la duchesse. Mais j'ai connu des gens bien plus représentatifs, la duchesse de Galliera, Pauline de Périgord, Mgr Dupanloup. » En l'entendant, je regrettais naïvement de ne pas avoir connu ce qu'elle appelait un reste d'ancien régime. J'aurais dû penser qu'on appelle ancien régime ce dont on n'a pu connaître que la fin ; c'est ainsi que ce que nous apercevons à l'horizon prend une grandeur mystérieuse et nous semble se refermer sur un monde qu'on ne reverra plus ; cependant nous avançons et c'est bientôt nous-même qui sommes à l'horizon pour les générations qui sont derrière nous ; cependant l'horizon recule, et le monde, qui semblait fini, recommence. « J'ai même pu voir, quand j'étais jeune fille, ajouta Mme de Guermantes, la duchesse de Dino. Dame, vous savez que je n'ai plus vingt-cinq ans. » Ces derniers mots me fâchèrent : « Elle ne devrait pas dire cela, ce serait bon pour une vieille femme. » Et aussitôt je pensai qu'en effet elle était une vieille femme. « Quant à vous, reprit-elle, vous êtes toujours le même. Oui, me dit-elle, vous êtes étonnant, vous restez toujours jeune », expression si mélancolique puisqu'elle n'a de sens que si nous sommes en fait, sinon d'apparence, devenus vieux. Et elle me donna le dernier coup en ajoutant : « J'ai toujours regretté que vous ne vous soyez pas marié. Au fond, qui sait, c'est peut-être plus heureux. Vous auriez été d'âge à avoir des fils à la guerre, et s'ils avaient été tués, comme l'a été ce pauvre Robert (je pense encore souvent à lui), sensible comme vous êtes, vous ne leur auriez pas survécu. » Et je pus me voir, comme dans la première glace véridique que j'eusse rencontrée, dans les yeux de vieillards restés jeunes, à leur avis, comme je le croyais moi-même de moi, et qui, quand je me citais à eux, pour entendre un démenti, comme exemple de vieux, n'avaient pas dans leur regard qui me voyait tel qu'ils ne se voyaient pas eux-mêmes et tel que je les voyais, une seule protestation. Car nous ne voyions pas notre propre aspect, nos propres âges, mais chacun, comme un miroir opposé, voyait celui de l'autre. Et sans doute, à découvrir qu'ils ont vieilli, bien des gens eussent été moins tristes que moi. Mais d'abord il en est de la vieillesse comme de la mort. Quelques-uns les affrontent avec indifférence, non pas parce qu'ils ont plus de courage que les autres, mais parce qu'ils ont moins d'imagination. Puis, un homme qui depuis son enfance vise une même idée, auquel sa paresse même et jusqu'à son état de santé, en lui faisant remettre sans cesse les réalisations, annule chaque soir le jour écoulé et perdu, si bien que la maladie qui hâte le vieillissement de son corps retarde celui de son esprit, est plus surpris et plus bouleversé de voir qu'il n'a cessé de vivre dans le Temps, que celui qui vit peu en soi-même, se règle sur le calendrier, et ne découvre pas d'un seul coup le total des années dont il a poursuivi quotidiennement l'addition. Mais une raison plus grave expliquait mon angoisse ; je découvrais cette action destructrice du Temps au moment même où je voulais entreprendre de rendre claires, d'intellectualiser dans une oeuvre d'art, des réalités extra-temporelles.

Chez certains êtres le remplacement successif, mais accompli en mon absence, de chaque cellule par d'autres, avait amené un changement si complet, une si entière métamorphose que j'aurais pu dîner cent fois en face d'eux dans un restaurant sans me douter plus que je les avais connus autrefois que je n'aurais pu deviner la royauté d'un souverain incognito ou le vice d'un inconnu. La comparaison devient même insuffisante pour le cas où j'entendais leur nom, car on peut admettre qu'un inconnu assis en face de vous soit criminel ou roi, tandis qu'eux je les avais connus, ou plutôt j'avais connu des personnes portant le même nom, mais si différentes, que je ne pouvais croire que ce fussent les mêmes. Pourtant, comme j'aurais fait de l'idée de souveraineté ou de vice, qui ne tarde pas à donner un visage nouveau à l'inconnu, avec qui on aurait fait si aisément, quand on avait encore les yeux bandés, la gaffe d'être insolent ou aimable, et dans les mêmes traits de qui on discerne maintenant quelque chose de distingué ou de suspect, je m'appliquais à introduire dans le visage de l'inconnue, entièrement inconnue, l'idée qu'elle était Mme Sazerat, et je finissais par rétablir le sens autrefois connu de ce visage, mais qui serait resté vraiment aliéné pour moi, entièrement celui d'une autre personne ayant autant perdu tous les attributs humains, que j'avais connus, qu'un homme redevenu singe, si le nom et l'affirmation de l'identité ne m'avaient mis, malgré ce que le problème avait d'ardu, sur la voie de la solution. Parfois pourtant l'ancienne image renaissait assez précise pour que je puisse essayer une confrontation ; et comme un témoin mis en présence d'un inculpé qu'il a vu, j'étais forcé, tant la différence était grande, de dire : « Non… je ne la reconnais pas. »

Gilberte de Saint-Loup me dit : « Voulez-vous que nous allions dîner tous les deux seuls au restaurant ? » Comme je répondais : « Si vous ne trouvez pas compromettant de venir dîner seule avec un jeune homme », j'entendis que tout le monde autour de moi riait, et je m'empressai d'ajouter : « ou plutôt avec un vieil homme ». Je sentais que la phrase qui avait fait rire était de celles qu'aurait pu, en parlant de moi, dire ma mère, ma mère pour qui j'étais toujours un enfant. Or je m'apercevais que je me plaçais pour me juger au même point de vue qu'elle. Si j'avais fini par enregistrer, comme elle, certains changements, qui s'étaient faits depuis ma première enfance, c'était tout de même des changements maintenant très anciens. J'en étais resté à celui qui faisait qu'on avait dit un temps, presque en prenant de l'avance sur le fait : « C'est maintenant presque un grand jeune homme. » Je le pensais encore, mais cette fois avec un immense retard. Je ne m'apercevais pas combien j'avais changé. Mais au fait, eux, qui venaient de rire aux éclats, à quoi s'en apercevaient-ils ? Je n'avais pas un cheveu gris, ma moustache était noire. J'aurais voulu pouvoir leur demander à quoi se révélait l'évidence de la terrible chose.

Et maintenant je comprenais ce que c'était la vieillesse – la vieillesse qui de toutes les réalités est peut-être celle dont nous gardons le plus longtemps dans la vie une notion purement abstraite, regardant les calendriers, datant nos lettres, voyant se marier nos amis, les enfants de nos amis, sans comprendre, soit par peur, soit par paresse, ce que cela signifie, jusqu'au jour où nous apercevons une silhouette inconnue, comme celle de M. d'Argencourt, laquelle nous apprend que nous vivons dans un nouveau monde ; jusqu'au jour où le petit-fils d'une de nos amies, jeune homme qu'instinctivement nous traiterions en camarade, sourit comme si nous nous moquions de lui, nous qui lui sommes apparu comme un grand-père ; je comprenais ce que signifiaient la mort, l'amour, les joies de l'esprit, l'utilité de la douleur, la vocation, etc. Car si les noms avaient perdu pour moi de leur individualité, les mots me découvraient tout leur sens. La beauté des images est logée à l'arrière des choses, celle des idées à l'avant. De sorte que la première cesse de nous émerveiller quand on les a atteintes, mais qu'on ne comprend la seconde que quand on les a dépassées.

Sans doute la cruelle découverte que je venais de faire ne pourrait que me servir en ce qui concernait la matière même de mon livre. Puisque j'avais décidé qu'elle ne pouvait être uniquement constituée par les impressions véritablement pleines, celles qui sont en dehors du temps, parmi les vérités avec lesquelles je comptais les sertir, celles qui se rapportent au temps, au temps dans lequel baignent et changent les hommes, les sociétés, les nations, tiendraient une place importante. Je n'aurais pas soin seulement de faire une place à ces altérations que subit l'aspect des êtres et dont j'avais de nouveaux exemples à chaque minute, car tout en songeant à mon oeuvre, assez définitivement mise en marche pour ne pas se laisser arrêter par des distractions passagères, je continuais à dire bonjour aux gens que je connaissais et à causer avec eux. Le vieillissement, d'ailleurs, ne se marquait pas pour tous d'une manière analogue.

Je vis quelqu'un qui demandait mon nom, on me dit que c'était M. de Cambremer. Et alors pour me montrer qu'il m'avait reconnu : « Est-ce que vous avez toujours vos étouffements ? » me demanda-t-il ; et, sur ma réponse affirmative : « Vous voyez que ça n'empêche pas la longévité », me dit-il, comme si j'étais décidément centenaire. Je lui parlais les yeux attachés sur deux ou trois traits que je pouvais faire rentrer par la pensée dans cette synthèse, pour le reste toute différente de mes souvenirs, que j'appelais sa personne. Mais un instant il tourna à demi la tête. Et alors je vis qu'il était rendu méconnaissable par l'adjonction d'énormes poches rouges aux joues qui l'empêchaient d'ouvrir complètement la bouche et les yeux, si bien que je restais hébété, n'osant regarder cette sorte d'anthrax dont il me semblait plus convenable qu'il me parlât le premier. Mais comme un malade courageux, il n'y faisait pas allusion, riait, et j'avais peur d'avoir l'air de manquer de coeur en ne lui demandant pas, de tact en lui demandant ce qu'il avait. « Mais ils ne vous viennent pas plus rarement avec l'âge ? » me demanda-t-il, en continuant à parler des étouffements. Je lui dis que non. « Ah ! si, ma soeur en a sensiblement moins qu'autrefois », me dit-il, d'un ton de contradiction comme si cela ne pouvait pas être autrement pour moi que pour sa soeur, et comme si l'âge était un de ces remèdes dont il n'admettait pas, quand ils avaient fait du bien à Mme de Gaucourt, qu'ils ne me fussent pas salutaires. Mme de Cambremer-Legrandin s'étant approchée, j'avais de plus en plus peur de paraître insensible en ne déplorant pas ce que je remarquais sur la figure de son mari et je n'osais pas cependant parler de ça le premier. « Vous êtes content de le voir ? me dit-elle. – Il va bien ? répliquai-je sur un ton incertain. – Mais mon Dieu, pas trop mal, comme vous voyez. » Elle ne s'était pas aperçue de ce mal qui offusquait ma vue et qui n'était autre qu'un des masques du Temps que celui-ci avait appliqué à la figure du marquis, mais peu à peu, et en l'épaississant si progressivement que la marquise n'en avait rien vu. Quand M. de Cambremer eut fini ses questions sur mes étouffements, ce fut mon tour de m'informer tout bas auprès de quelqu'un si la mère du marquis vivait encore. En effet, dans l'appréciation du temps écoulé, il n'y a que le premier pas qui coûte. On éprouve d'abord beaucoup de peine à se figurer que tant de temps ait passé et ensuite qu'il n'en ait pas passé davantage. On n'avait jamais songé que le XIIIe siècle fût si loin, et après on a peine à croire qu'il puisse subsister encore des églises du XIIIe siècle, lesquelles pourtant sont innombrables en France. En quelques instants s'était fait en moi ce travail plus lent qui se fait chez ceux qui, ayant eu peine à comprendre qu'une personne qu'ils ont connue jeune ait soixante ans, en ont plus encore quinze ans après à apprendre qu'elle vit encore et n'a pas plus de soixante-quinze ans. Je demandai à M. de Cambremer comment allait sa mère. « Elle est toujours admirable », me dit-il, usant d'un adjectif qui, par opposition aux tribus où on traite sans pitié les parents âgés, s'applique dans certaines familles aux vieillards chez qui l'usage des facultés les plus matérielles, comme d'entendre, d'aller à pied à la messe, et de supporter avec insensibilité les deuils, s'empreint, aux yeux de leurs enfants, d'une extraordinaire beauté morale.

Chez d'autres dont le visage était intact, ils semblaient seulement embarrassés quand ils avaient à marcher ; on croyait d'abord qu'ils avaient mal aux jambes ; et ce n'est qu'ensuite qu'on comprenait que la vieillesse leur avait attaché ses semelles de plomb. Elle en embellissait d'autres, comme le prince d'Agrigente. À cet homme long, mince, au regard terne, aux cheveux qui semblaient devoir rester éternellement rougeâtres, avait succédé, par une métamorphose analogue à celle des insectes, un vieillard chez qui les cheveux rouges, trop longtemps vus, avaient été, comme un tapis de table qui a trop servi, remplacés par des cheveux blancs. Sa poitrine avait pris une corpulence inconnue, robuste, presque guerrière, et qui avait dû nécessiter un véritable éclatement de la frêle chrysalide que j'avais connue ; une gravité consciente d'elle-même baignait les yeux où elle était teintée d'une bienveillance nouvelle qui s'inclinait vers chacun. Et comme, malgré tout, une certaine ressemblance subsistait entre le puissant prince actuel et le portrait que gardait mon souvenir, j'admirais la force de renouvellement original du Temps qui, tout en respectant l'unité de l'être et les lois de la vie, sait changer ainsi le décor et introduire de hardis contrastes dans deux aspects successifs d'un même personnage. Car beaucoup de ces gens, on les identifiait immédiatement, mais comme d'assez mauvais portraits d'eux-mêmes réunis dans l'exposition où un artiste inexact et malveillant durcit les traits de l'un, enlève la fraîcheur du teint ou la légèreté de la taille à celle-ci, assombrit le regard. Comparant ces images avec celles que j'avais sous les yeux de ma mémoire, j'aimais moins celles qui m'étaient montrées en dernier lieu. Comme souvent on trouve moins bonne et on refuse une des photographies entre lesquelles un ami vous a prié de choisir, à chaque personne et devant l'image qu'elle me montrait d'elle-même j'aurais voulu dire : « Non, pas celle-ci, vous êtes moins bien, ce n'est pas vous. » Je n'aurais pas osé ajouter : « Au lieu de votre beau nez droit on vous a fait le nez crochu de votre père que je ne vous ai jamais connu. » Et en effet c'était un nez nouveau et familial. Bref l'artiste, le Temps, avait « rendu » tous ces modèles de telle façon qu'ils étaient reconnaissables, mais ils n'étaient pas ressemblants, non parce qu'il les avait flattés mais parce qu'il les avait vieillis. Cet artiste-là, du reste, travaille fort lentement. Ainsi cette réplique du visage d'Odette, dont, le jour où j'avais pour la première fois vu Bergotte, j'avais aperçu l'esquisse à peine ébauchée dans le visage de Gilberte, le Temps l'avait enfin poussée jusqu'à la plus parfaite ressemblance, pareil à ces peintres qui gardent longtemps une oeuvre et la complètent année par année.

Si certaines femmes avouaient leur vieillesse en se fardant, elle apparaissait au contraire par l'absence du fard chez certains hommes sur le visage desquels je ne l'avais jamais expressément remarqué, et qui tout de même me semblaient bien changés depuis que, découragés de chercher à plaire, ils en avaient cessé l'usage. Parmi eux était Legrandin. La suppression du rose, que je n'avais jamais soupçonné artificiel, de ses lèvres et de ses joues donnait à sa figure l'apparence grisâtre et aussi la précision sculpturale de la pierre, sculptait ses traits allongés et mornes comme ceux de certains dieux égyptiens. Dieux ; plutôt revenants. Il avait perdu non seulement le courage de se peindre, mais de sourire, de faire briller son regard, de tenir des discours ingénieux. On s'étonnait de le voir si pâle, abattu, ne prononçant que de rares paroles qui avaient l'insignifiance de celles que disent les morts qu'on évoque. On se demandait quelle cause l'empêchait d'être vif, éloquent, charmant, comme on se le demande devant le « double » insignifiant d'un homme brillant de son vivant et auquel un spirite pose pourtant des questions qui prêteraient aux développements charmeurs. Et on se disait que cette cause qui avait substitué au Legrandin coloré et rapide un pâle et songeur petit fantôme de Legrandin, c'était la vieillesse.

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