448 Que cette parenthèse sur Mme de Forcheville

Que cette parenthèse sur Mme de Forcheville, tandis que je descends les boulevards, côte à côte avec M. de Charlus, m'autorise à une autre plus longue encore, mais utile pour décrire cette époque, sur les rapports de Mme Verdurin avec Brichot. En effet si le pauvre Brichot était ainsi jugé sans indulgence par M. de Charlus (parce que celui-ci était à la fois très fin et plus ou moins inconsciemment germanophile), il était encore bien plus maltraité par les Verdurin. Sans doute ceux-ci étaient chauvins, ce qui eût dû les faire se plaire aux articles de Brichot, lesquels d'autre part n'étaient pas inférieurs à bien des écrits où se délectait Mme Verdurin. Mais d'abord on se rappelle peut-être que déjà à La Raspelière, Brichot était devenu pour les Verdurin, du grand homme qu'il leur avait paru être autrefois, sinon une tête de Turc comme Saniette, du moins l'objet de leurs railleries à peine déguisées. Du moins restait-il à ce moment-là un fidèle entre les fidèles, ce qui lui assurait une part des avantages prévus tacitement par les statuts à tous les membres fondateurs ou associés du petit groupe. Mais au fur et à mesure que, à la faveur de la guerre peut-être, ou par la rapide cristallisation d'une élégance si longtemps retardée mais dont tous les éléments nécessaires et restés invisibles saturaient depuis longtemps le salon des Verdurin, celui-ci s'était ouvert à un monde nouveau et que les fidèles, appâts d'abord de ce monde nouveau, avaient fini par être de moins en moins invités, un phénomène parallèle se produisait pour Brichot. Malgré la Sorbonne, malgré l'Institut, sa notoriété n'avait pas jusqu'à la guerre dépassé les limites du salon Verdurin. Mais quand il se mit à écrire presque quotidiennement des articles parés de ce faux brillant qu'on l'a vu si souvent dépenser sans compter pour les fidèles, riches, d'autre part, d'une érudition fort réelle, et qu'en vrai sorbonien il ne cherchait pas à dissimuler, de quelques formes plaisantes qu'il l'entourât, le « grand monde » fut littéralement ébloui. Pour une fois d'ailleurs il donnait sa faveur à quelqu'un qui était loin d'être une nullité et qui pouvait retenir l'attention par la fertilité de son intelligence et les ressources de sa mémoire. Et pendant que trois duchesses allaient passer la soirée chez Mme Verdurin, trois autres se disputaient l'honneur d'avoir chez elles à dîner le grand homme, lequel acceptait chez l'une, se sentant d'autant plus libre que Mme Verdurin, exaspérée du succès que ses articles rencontraient auprès du faubourg Saint-Germain, avait soin de ne jamais avoir Brichot chez elle quand il devait s'y trouver quelque personne brillante qu'il ne connaissait pas encore et qui se hâterait de l'attirer. Ce fut ainsi que le journalisme (dans lequel Brichot se contentait, en somme, de donner tardivement, avec honneur et en échange d'émoluments superbes, ce qu'il avait gaspillé toute sa vie gratis et incognito dans le salon des Verdurin, car ses articles ne lui coûtaient pas plus de peine, tant il était disert et savant, que ses causeries) eût conduit, et parut même un moment conduire Brichot à une gloire incontestée… s'il n'y avait pas eu Mme Verdurin. Certes les articles de Brichot étaient loin d'être aussi remarquables que le croyaient les gens du monde. La vulgarité de l'homme apparaissait à tout instant sous le pédantisme du lettré. Et à côté d'images qui ne voulaient rien dire du tout (« les Allemands ne pourront plus regarder en face la statue de Beethoven » ; « Schiller a dû frémir dans son tombeau » ; « l'encre qui avait paraphé la neutralité de la Belgique était à peine séchée » ; « Lénine parle, mais autant en emporte le vent de la steppe »), c'étaient des trivialités telles que : « Vingt mille prisonniers, c'est un chiffre ; notre commandement saura ouvrir l'oeil et le bon ; nous voulons vaincre, un point c'est tout. » Mais, mêlé à tout cela, tant de savoir, tant d'intelligence, de si justes raisonnements ! Or Mme Verdurin ne commençait jamais un article de Brichot sans la satisfaction préalable de penser qu'elle allait y trouver des choses ridicules, et le lisait avec l'attention la plus soutenue pour être certaine de ne les pas laisser échapper. Or il était malheureusement certain qu'il y en avait quelques-unes. On n'attendait même pas de les avoir trouvées. La citation la plus heureuse d'un auteur vraiment peu connu, au moins dans l'oeuvre à laquelle Brichot se reportait, était incriminée comme preuve du pédantisme le plus insoutenable et Mme Verdurin attendait avec impatience l'heure du dîner pour déchaîner les éclats de rire de ses convives. « Eh bien, qu'est-ce que vous avez dit du Brichot de ce soir ? J'ai pensé à vous en lisant la citation de Cuvier. Ma parole, je crois qu'il devient fou. – Je ne l'ai pas encore lu, disait Cottard. – Comment, vous ne l'avez pas encore lu ? Mais vous ne savez pas les délices que vous vous refusez. C'est-à-dire que c'est d'un ridicule à mourir. » Et contente au fond que quelqu'un n'eût pas encore lu le Brichot pour avoir l'occasion d'en mettre elle-même en lumière les ridicules, Mme Verdurin disait au maître d'hôtel d'apporter Le Temps, et faisait elle-même la lecture à haute voix, en faisant sonner avec emphase les phrases les plus simples. Après le dîner, pendant toute la soirée, cette campagne anti-brichotiste continuait, mais avec de fausses réserves. « Je ne le dis pas trop haut parce que j'ai peur que là-bas », disait-elle en montrant la comtesse Molé, « on n'admire assez cela. Les gens du monde sont plus naïfs qu'on ne croit. » Mme Molé à qui on tâchait de faire entendre en parlant assez fort qu'on parlait d'elle, tout en s'efforçant de lui montrer par des baissements de voix qu'on n'aurait pas voulu être entendu d'elle, reniait lâchement Brichot qu'elle égalait en réalité à Michelet. Elle donnait raison à Mme Verdurin et, pour terminer pourtant par quelque chose qui lui paraissait incontestable, disait : « Ce qu'on ne peut pas lui retirer, c'est que c'est bien écrit. – Vous trouvez ça bien écrit, vous ? disait Mme Verdurin, moi je trouve ça écrit comme par un cochon », audace qui faisait rire les gens du monde d'autant plus que Mme Verdurin, comme effarouchée elle-même par le mot de cochon, l'avait prononcé en le chuchotant, la main rabattue sur les lèvres. Sa rage contre Brichot croissait d'autant plus que celui-ci étalait naïvement la satisfaction de son succès, malgré les accès de mauvaise humeur que provoquait chez lui la censure, chaque fois que, comme il le disait avec son habitude d'employer les mots nouveaux pour montrer qu'il n'était pas trop universitaire, elle avait « caviardé » une partie de son article. Devant lui Mme Verdurin ne laissait pas trop voir, sauf par une maussaderie qui eût averti un homme plus perspicace, le peu de cas qu'elle faisait de ce qu'écrivait Chochotte. Elle lui dit seulement une fois qu'il avait tort d'écrire si souvent « je ». Et il avait en effet l'habitude de l'écrire continuellement, d'abord parce que, par habitude de professeur il se servait constamment d'expressions comme « j'accorde que », et même, pour dire « je veux bien que », « je veux que » : « Je veux que l'énorme développement des fronts nécessite, etc. », mais surtout parce que, ancien antidreyfusard militant qui flairait la préparation germanique bien longtemps avant la guerre, il s'était trouvé écrire très souvent : « J'ai dénoncé dès 1897 » ; « j'ai signalé en 1901 » ; « j'ai averti dans ma petite brochure aujourd'hui rarissime (habent sua fata libelli) », et ensuite l'habitude lui était restée. Il rougit fortement de l'observation de Mme Verdurin, observation qui lui fut faite d'un ton aigre. « Vous avez raison, madame. Quelqu'un qui n'aimait pas plus les jésuites que M. Combes, encore qu'il n'ait pas eu de préface de notre doux maître en scepticisme délicieux, Anatole France, qui fut si je ne me trompe mon adversaire… avant le déluge, a dit que le moi est toujours haïssable. » À partir de ce moment Brichot remplaça je par on, mais on n'empêchait pas le lecteur de voir que l'auteur parlait de lui et permit à l'auteur de ne plus cesser de parler de lui, de commenter la moindre de ses phrases, de faire un article sur une seule négation, toujours à l'abri de on. Par exemple Brichot avait-il dit, fût-ce dans un autre article, que les armées allemandes avaient perdu de leur valeur, il commençait ainsi : « On ne camoufle pas ici la vérité. On a dit que les armées allemandes avaient perdu de leur valeur. On n'a pas dit qu'elles n'avaient plus une grande valeur. Encore moins écrira-t-on qu'elles n'ont plus aucune valeur. On ne dira pas non plus que le terrain gagné, s'il n'est pas, etc. » Bref, rien qu'à énoncer tout ce qu'il ne dirait pas, à rappeler tout ce qu'il avait dit il y avait quelques années, et ce que Clausewitz, Jomini, Ovide, Apollonius de Tyane, etc., avaient dit il y avait plus ou moins de siècles, Brichot aurait pu constituer aisément la matière d'un fort volume. Il est à regretter qu'il n'en ait pas publié, car ces articles si nourris sont maintenant difficiles à retrouver. Le faubourg Saint-Germain, chapitré par Mme Verdurin, commença par rire de Brichot chez elle, mais continua, une fois sorti du petit clan, à admirer Brichot. Puis se moquer de lui devint une mode comme ç'avait été de l'admirer et celles mêmes qu'il continuait d'éblouir en secret, dans le temps qu'elles lisaient son article, s'arrêtaient et riaient dès qu'elles n'étaient plus seules pour ne pas avoir l'air moins fines que les autres. Jamais on ne parla tant de Brichot qu'à cette époque dans le petit clan, mais par dérision. On prenait comme critérium de l'intelligence de tout nouveau ce qu'il pensait des articles de Brichot ; s'il répondait mal la première fois, on ne se faisait pas faute de lui enseigner à quoi l'on reconnaît que les gens sont intelligents.

« Enfin, mon pauvre ami, tout cela est épouvantable et nous avons plus que d'ennuyeux articles à déplorer. On parle de vandalisme, de statues détruites. Mais est-ce que la destruction de tant de merveilleux jeunes gens, qui étaient des statues polychromes incomparables, n'est pas du vandalisme aussi ? Est-ce qu'une ville qui n'aura plus de beaux hommes ne sera pas comme une ville dont toute la statuaire aurait été brisée ? Quel plaisir puis-je avoir à aller dîner au restaurant quand j'y suis servi par de vieux bouffons moussus qui ressemblent au Père Didon, si ce n'est pas par des femmes en cornette qui me font croire que je suis entré au Bouillon Duval ? Parfaitement mon cher, et je crois que j'ai le droit de parler ainsi parce que le beau est tout de même le beau dans une matière vivante. Le grand plaisir d'être servi par des êtres rachitiques, portant binocle, dont le cas d'exemption se lit sur le visage ! Contrairement à ce qui arrivait toujours jadis, si l'on veut reposer ses yeux sur quelqu'un de bien dans un restaurant, il ne faut plus regarder parmi les garçons qui servent mais parmi les clients qui consomment. Mais on pouvait revoir un servant, bien qu'ils changeassent souvent, mais allez donc savoir qui est, quand reviendra ce lieutenant anglais qui vient peut-être pour la première fois et sera peut-être tué demain ! Quand Auguste de Pologne, comme raconte le charmant Morand, l'auteur délicieux de Clarisse, échangea un de ses régiments contre une collection de potiches chinoises, il fit à mon avis une mauvaise affaire. Pensez que tous ces grands valets de pied qui avaient deux mètres de haut et qui ornaient les escaliers monumentaux de nos plus belles amies ont tous été tués, engagés pour la plupart parce qu'on leur répétait que la guerre durerait deux mois. Ah ! ils ne savaient pas comme moi la force de l'Allemagne, la vertu de la race prussienne », dit-il en s'oubliant.

Et puis, remarquant qu'il avait trop laissé apercevoir son point de vue : « Ce n'est pas tant l'Allemagne que je crains pour la France, que la guerre elle-même. Les gens de l'arrière s'imaginent que la guerre est seulement un gigantesque match de boxe, auquel ils assistent de loin, grâce aux journaux. Mais cela n'a aucun rapport. C'est une maladie qui, quand elle semble conjurée sur un point, reprend sur un autre. Aujourd'hui Noyon sera délivré, demain on n'aura plus ni pain ni chocolat, après-demain celui qui se croyait bien tranquille et accepterait au besoin une balle qu'il n'imagine pas, s'affolera parce qu'il lira dans les journaux que sa classe est rappelée. Quant aux monuments, un chef-d'oeuvre unique comme Reims, par la qualité, n'est pas tellement ce dont la disparition m'épouvante, c'est surtout de voir anéantis une telle quantité d'ensembles qui rendaient le moindre village de France instructif et charmant. »

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