439 Le salon Saint-Euverte était une étiquette défraîchie

Le salon Saint-Euverte était une étiquette défraîchie sous laquelle la présence des plus grands artistes, des ministres les plus influents, n'eût attiré personne. On courait au contraire pour écouter un mot prononcé par le secrétaire des uns, ou le sous-chef de cabinet des autres, chez les nouvelles dames à turban dont l'invasion ailée et jacassante emplissait Paris. Les dames du premier Directoire avaient une reine qui était jeune et belle et s'appelait Madame Tallien. Celles du second en avaient deux qui étaient vieilles et laides et s'appelaient Mme Verdurin et Mme Bontemps. Qui eût pu tenir rigueur à Mme Bontemps que son mari eût joué un rôle, âprement critiqué par L'Écho de Paris, dans l'affaire Dreyfus ? Toute la Chambre étant à un certain moment devenue révisionniste, c'était forcément parmi d'anciens révisionnistes, comme parmi d'anciens socialistes, qu'on avait été obligé de recruter le parti de l'ordre social, de la tolérance religieuse, de la préparation militaire. On aurait détesté autrefois M. Bontemps parce que les antipatriotes avaient alors le nom de dreyfusards. Mais bientôt ce nom avait été oublié et remplacé par celui d'adversaire de la loi de trois ans. M. Bontemps était au contraire un des auteurs de cette loi, c'était donc un patriote.

Dans le monde (et ce phénomène social n'est d'ailleurs qu'une application d'une loi psychologique bien plus générale) les nouveautés, coupables ou non, n'excitent l'horreur que tant qu'elles ne sont pas assimilées et entourées d'éléments rassurants. Il en était du dreyfusisme comme du mariage de Saint-Loup avec la fille d'Odette, mariage qui avait d'abord fait crier. Maintenant qu'on voyait chez les Saint-Loup tous les gens « qu'on connaissait », Gilberte aurait pu avoir les moeurs d'Odette elle-même, que malgré cela on y serait « allé » et qu'on eût approuvé Gilberte de blâmer comme une douairière des nouveautés morales non assimilées. Le dreyfusisme était maintenant intégré dans une série de choses respectables et habituelles. Quant à se demander ce qu'il valait en soi, personne n'y songeait, pas plus pour l'admettre maintenant qu'autrefois pour le condamner. Il n'était plus shocking. C'était tout ce qu'il fallait. À peine se rappelait-on qu'il l'avait été, comme on ne sait plus au bout de quelque temps si le père d'une jeune fille était un voleur ou non. Au besoin, on peut dire : « Non, c'est du beau-frère, ou d'un homonyme que vous parlez. Mais contre celui-là il n'y a jamais eu rien à dire. » De même il y avait certainement eu dreyfusisme et dreyfusisme, et celui qui allait chez la duchesse de Montmorency et faisait passer la loi de trois ans ne pouvait être le mauvais. En tout cas, à tout péché miséricorde. Cet oubli qui était octroyé au dreyfusisme l'était a fortiori aux dreyfusards. Il n'y en avait plus, du reste, dans la politique, puisque tous à un moment l'avaient été s'ils voulaient être du gouvernement, même ceux qui représentaient le contraire de ce que le dreyfusisme, dans sa choquante nouveauté, avait incarné (au temps où Saint-Loup était sur une mauvaise pente) : l'antipatriotisme, l'irréligion, l'anarchie, etc. Aussi le dreyfusisme de M. Bontemps, invisible et constitutif comme celui de tous les hommes politiques, ne se voyait pas plus que les os sous la peau. Personne ne se fût rappelé qu'il avait été dreyfusard car les gens du monde sont distraits et oublieux, parce qu'aussi il y avait de cela un temps fort long, et qu'ils affectaient de croire plus long, car c'était une des idées les plus à la mode de dire que l'avant-guerre était séparé de la guerre par quelque chose d'aussi profond, simulant autant de durée, qu'une période géologique, et Brichot lui-même, ce nationaliste, quand il faisait allusion à l'affaire Dreyfus disait : « Dans ces temps préhistoriques ».

(À vrai dire, ce changement profond opéré par la guerre était en raison inverse de la valeur des esprits touchés, du moins à partir d'un certain degré. Tout en bas, les purs sots, les purs gens de plaisir, ne s'occupaient pas qu'il y eût la guerre. Mais tout en haut, ceux qui se sont fait une vie intérieure ambiante ont peu égard à l'importance des événements. Ce qui modifie profondément pour eux l'ordre des pensées c'est bien plutôt quelque chose qui semble en soi n'avoir aucune importance et qui renverse pour eux l'ordre du temps en les faisant contemporains d'un autre temps de leur vie. On peut s'en rendre compte pratiquement à la beauté des pages qu'il inspire : un chant d'oiseau dans le parc de Montboissier, ou une brise chargée de l'odeur de réséda, sont évidemment des événements de moindre conséquence que les plus grandes dates de la Révolution et de l'Empire. Ils ont cependant inspiré à Chateaubriand dans les Mémoires d'Outre-Tombe des pages d'une valeur infiniment plus grande.) Les mots de dreyfusard et d'antidreyfusard n'avaient plus de sens, disaient les mêmes gens qui eussent été stupéfaits et révoltés si on leur avait dit que probablement dans quelques siècles, et peut-être moins, celui de boche n'aurait plus que la valeur de curiosité des mots sans-culotte ou chouan ou bleu.

M. Bontemps ne voulait pas entendre parler de paix avant que l'Allemagne eût été réduite au même morcellement qu'au Moyen Âge, la déchéance de la maison de Hohenzollern prononcée, et Guillaume II ayant reçu douze balles dans la peau. En un mot, il était ce que Brichot appelait un « jusqu'au-boutiste », c'était le meilleur brevet de civisme qu'on pouvait lui donner. Sans doute les trois premiers jours Mme Bontemps avait été un peu dépaysée au milieu des personnes qui avaient demandé à Mme Verdurin à la connaître, et ce fut d'un ton légèrement aigre que Mme Verdurin répondit : « Le comte, ma chère », à Mme Bontemps qui lui disait : « C'est bien le duc d'Haussonville que vous venez de me présenter », soit par entière ignorance et absence de toute association entre le nom Haussonville et un titre quelconque, soit au contraire par excessive instruction et association d'idées avec le « Parti des ducs » dont on lui avait dit que M. d'Haussonville était un des membres à l'Académie.

À partir du quatrième jour elle avait commencé d'être solidement installée dans le faubourg Saint-Germain. Quelquefois on voyait encore autour d'elle les fragments inconnus d'un monde qu'on ne connaissait pas et qui n'étonnaient pas plus que des débris de coquille autour du poussin, ceux qui savaient l'oeuf d'où Mme Bontemps était sortie. Mais dès le quinzième jour elle les avait secoués, et avant la fin du premier mois, quand elle disait : « Je vais chez les Lévy », tout le monde comprenait sans qu'elle eût besoin de préciser qu'il s'agissait des Lévis-Mirepoix, et pas une duchesse ne se serait couchée sans avoir appris de Mme Bontemps ou de Mme Verdurin, au moins par téléphone, ce qu'il y avait dans le communiqué du soir, ce qu'on y avait omis, où on en était avec la Grèce, quelle offensive on préparait, en un mot tout ce que le public ne saurait que le lendemain ou plus tard, et dont elle avait ainsi comme une sorte de répétition des couturières. Dans la conversation Mme Verdurin, pour communiquer les nouvelles, disait : « nous » en parlant de la France. « Eh bien voici : nous exigeons du roi de Grèce qu'il retire du Péléponnèse, etc., nous lui envoyons, etc. » Et dans tous ces récits revenait tout le temps le G. Q. G. (« j'ai téléphoné au G. Q. G. »), abréviation qu'elle avait à prononcer le même plaisir qu'avaient naguère les femmes qui ne connaissaient pas le prince d'Agrigente, à demander en souriant quand on parlait de lui et pour montrer qu'elles étaient au courant : « Grigri ? », un plaisir qui dans les époques peu troublées n'est connu que par les mondains, mais que dans ces grandes crises le peuple même connaît. Notre maître d'hôtel, par exemple, si on parlait du roi de Grèce, était capable grâce aux journaux de dire comme Guillaume II : « Tino ? », tandis que jusque-là sa familiarité avec les rois était restée plus vulgaire, ayant été inventée par lui, comme quand jadis pour parler du roi d'Espagne il disait : « Fonfonse ». On put remarquer d'ailleurs qu'au fur et à mesure qu'augmenta le nombre des gens brillants qui firent des avances à Mme Verdurin, le nombre de ceux qu'elle appelait les « ennuyeux » diminua. Par une sorte de transformation magique, tout « ennuyeux » qui était venu lui faire une visite et avait sollicité une invitation devenait subitement quelqu'un d'agréable, d'intelligent. Bref, au bout d'un an le nombre des ennuyeux était réduit dans une proportion tellement forte que « la peur et l'impossibilité de s'ennuyer », qui avaient tenu une si grande place dans la conversation et joué un si grand rôle dans la vie de Mme Verdurin, avaient presque entièrement disparu. On eût dit que sur le tard cette impossibilité de s'ennuyer (qu'autrefois d'ailleurs elle assurait ne pas avoir éprouvée dans sa prime jeunesse) la faisait moins souffrir, comme certaines migraines, certains asthmes nerveux qui perdent de leur force quand on vieillit. Et l'effroi de s'ennuyer eût sans doute entièrement abandonné Mme Verdurin, faute d'ennuyeux, si elle n'avait, dans une faible mesure, remplacé ceux qui ne l'étaient plus par d'autres, recrutés parmi les anciens fidèles.

Du reste, pour en finir avec les duchesses qui fréquentaient maintenant chez Mme Verdurin, elles venaient y chercher, sans qu'elles s'en doutassent, exactement la même chose que les dreyfusards autrefois, c'est-à-dire un plaisir mondain composé de telle manière que sa dégustation assouvît les curiosités politiques et rassasiât le besoin de commenter entre soi les incidents lus dans les journaux. Mme Verdurin disait : « Vous viendrez à 5 heures parler de la guerre », comme autrefois « parler de l'Affaire », et dans l'intervalle : « Vous viendrez entendre Morel. »

Or Morel n'aurait pas dû être là, pour la raison qu'il n'était nullement réformé. Simplement il n'avait pas rejoint et était déserteur, mais personne ne le savait.

Les choses étaient tellement les mêmes qu'on retrouvait tout naturellement les mots d'autrefois : « bien pensants, mal pensants ». Et comme elles paraissaient différentes, comme les anciens communards avaient été antirévisionnistes, les plus grands dreyfusards voulaient faire fusiller tout le monde et avaient l'appui des généraux, comme ceux-ci au temps de l'Affaire avaient été contre Galliffet. À ces réunions Mme Verdurin invitait quelques dames un peu récentes, connues par les oeuvres et qui les premières fois venaient avec des toilettes éclatantes, de grands colliers de perles qu'Odette, qui en avait un aussi beau, de l'exhibition duquel elle-même avait abusé, regardait, maintenant qu'elle était en « tenue de guerre » à l'imitation des dames du Faubourg, avec sévérité. Mais les femmes savent s'adapter. Au bout de trois ou quatre fois elles se rendaient compte que les toilettes qu'elles avaient crues chic étaient précisément proscrites par les personnes qui l'étaient, elles mettaient de côté leurs robes d'or et se résignaient à la simplicité.

Une des étoiles du salon était Dans les choux, qui malgré ses goûts sportifs s'était fait réformer. Il était devenu tellement pour moi l'auteur d'une oeuvre admirable à laquelle je pensais constamment que ce n'est que par hasard, quand j'établissais un courant transversal entre deux séries de souvenirs, que je songeais qu'il était le même qui avait amené le départ d'Albertine de chez moi. Et encore ce courant transversal aboutissait, en ce qui concernait ces reliques de souvenirs d'Albertine, à une voie s'arrêtant en pleine friche, à plusieurs années de distance. Car je ne pensais plus jamais à elle. C'était une voie de souvenirs, une ligne que je n'empruntais plus jamais. Tandis que les oeuvres de Dans les choux étaient récentes et cette ligne de souvenirs perpétuellement fréquentée et utilisée par mon esprit.

Je dois dire que la connaissance du mari d'Andrée n'était ni très facile ni très agréable à faire, et que l'amitié qu'on lui vouait était promise à bien des déceptions. Il était en effet à ce moment déjà fort malade et s'épargnait les fatigues autres que celles qui lui paraissaient peut-être lui donner du plaisir. Or il ne classait parmi celles-là que les rendez-vous avec des gens qu'il ne connaissait pas encore et que son ardente imagination lui représentait sans doute comme ayant une chance d'être différents des autres. Mais pour ceux qu'il connaissait déjà, il savait trop bien comment ils étaient, comment ils seraient, ils ne lui paraissaient plus valoir la peine d'une fatigue dangereuse pour lui, peut-être mortelle. C'était en somme un très mauvais ami. Et peut-être dans son goût pour des gens nouveaux se retrouvait-il quelque chose de l'audace frénétique qu'il portait jadis, à Balbec, aux sports, au jeu, à tous les excès de table.

Quant à Mme Verdurin, elle voulait chaque fois me faire faire la connaissance d'Andrée, ne pouvant admettre que je la connaissais. D'ailleurs Andrée venait rarement avec son mari. Elle était pour moi une amie admirable et sincère, et, fidèle à l'esthétique de son mari qui était en réaction des Ballets russes, elle disait du marquis de Polignac : « Il a sa maison décorée par Bakst. Comment peut-on dormir là-dedans ! j'aimerais mieux Dubufe. » D'ailleurs les Verdurin, par le progrès fatal de l'esthétisme qui finit par se manger la queue, disaient ne pas pouvoir supporter le modern style (de plus c'était munichois) ni les appartements blancs et n'aimaient plus que les vieux meubles français dans un décor sombre.

Je vis à cette époque beaucoup Andrée. Nous ne savions que nous dire, et une fois je pensai à ce nom de Juliette qui était monté du fond du souvenir d'Albertine comme une fleur mystérieuse. Mystérieuse alors, mais qui aujourd'hui n'excitait plus rien : au lieu que de tant de sujets indifférents je parlais, de celui-là je me tus, non qu'il le fût plus qu'un autre, mais il y a une sorte de sursaturation des choses auxquelles on a trop pensé. Peut-être la période où je voyais en cela tant de mystères était-elle la vraie. Mais comme ces périodes ne dureront pas toujours, on ne doit pas sacrifier sa santé, sa fortune, à la découverte de mystères qui un jour n'intéresseront plus.

On fut très étonné à cette époque, où Mme Verdurin pouvait avoir chez elle qui elle voulait, de lui voir faire indirectement des avances à une personne qu'elle avait complètement perdue de vue, Odette. On trouvait qu'elle ne pourrait rien ajouter au brillant milieu qu'était devenu le petit groupe. Mais une séparation prolongée, en même temps qu'elle apaise les rancunes, réveille quelquefois l'amitié. Et puis le phénomène qui amène non pas seulement les mourants à ne prononcer que des noms familiers autrefois, mais les vieillards à se complaire dans leurs souvenirs d'enfance, ce phénomène a son équivalent social. Pour réussir dans l'entreprise de faire revenir Odette chez elle, Mme Verdurin n'employa pas bien entendu les « ultras », mais les habitués moins fidèles qui avaient gardé un pied dans l'un et l'autre salon. Elle leur disait : « Je ne sais pas pourquoi on ne la voit plus ici. Elle est peut-être brouillée, moi pas ; en somme, qu'est-ce que je lui ai fait ? C'est chez moi qu'elle a connu ses deux maris. Si elle veut revenir, qu'elle sache que les portes lui sont ouvertes. » Ces paroles, qui auraient dû coûter à la fierté de la Patronne si elles ne lui avaient pas été dictées par son imagination, furent redites, mais sans succès. Mme Verdurin attendit Odette sans la voir venir, jusqu'à ce que des événements qu'on verra plus loin amenassent pour de tout autres raisons ce que n'avait pu l'ambassade pourtant zélée des lâcheurs. Tant il est peu et de réussites faciles, et d'échecs définitifs.

Mme Verdurin disait : « C'est désolant, je vais téléphoner à Bontemps de faire le nécessaire pour demain, on a encore caviardé toute la fin de l'article de Norpois et simplement parce qu'il laissait entendre qu'on avait limogé Percin. » Car la bêtise courante faisait que chacun tirait gloire d'user des expressions courantes, et croyait montrer qu'elle était à la mode comme faisait une bourgeoise en disant quand on parlait de MM. de Bréauté, d'Agrigente ou de Charlus : « Qui ? Babal de Bréauté, Grigri, Mémé de Charlus ? » Les duchesses font de même, d'ailleurs, et avaient le même plaisir à dire « limoger » car, chez les duchesses c'est – pour les roturiers un peu poètes – le nom qui diffère, mais elles s'expriment selon la catégorie d'esprits à laquelle elles appartiennent et où il y a aussi énormément de bourgeois. Les classes d'esprit n'ont pas égard à la naissance.

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