435 J'eus du reste l'occasion, pour anticiper

J'eus du reste l'occasion, pour anticiper un peu puisque je suis encore à Tansonville, de l'y apercevoir une fois dans le monde, et de loin, où sa parole malgré tout vivante et charmante me permettait de retrouver le passé ; je fus frappé combien il changeait. Il ressemblait de plus en plus à sa mère, la manière de sveltesse hautaine qu'il avait héritée d'elle et qu'elle avait parfaite, chez lui, grâce à l'éducation la plus accomplie, elle s'exagérait, se figeait ; la pénétration du regard propre aux Guermantes lui donnait l'air d'inspecter tous les lieux au milieu desquels il passait, mais d'une façon quasi inconsciente, par une sorte d'habitude et de particularité animale. Même immobile, la couleur qui était la sienne plus que de tous les Guermantes, d'être seulement l'ensoleillement d'une journée d'or devenu solide, lui donnait comme un plumage si étrange, faisait de lui une espèce si rare, si précieuse qu'on aurait voulu le posséder pour une collection ornithologique ; mais quand, de plus, cette lumière changée en oiseau se mettait en mouvement, en action, quand par exemple je voyais Robert de Saint-Loup entrer dans une soirée où j'étais, il avait des redressements de tête si soyeusement et fièrement huppée sous l'aigrette d'or de ses cheveux un peu déplumés, des mouvements de cou tellement plus souples, plus fiers et plus coquets que n'en ont les humains, que devant la curiosité et l'admiration moitié mondaine, moitié zoologique qu'il vous inspirait, on se demandait si c'était dans le faubourg Saint-Germain qu'on se trouvait ou au Jardin des Plantes et si on regardait un grand seigneur traverser un salon ou se promener dans sa cage un oiseau. Tout ce retour, d'ailleurs, à l'élégance volatile des Guermantes au bec pointu, aux yeux acérés était maintenant utilisé par son vice nouveau qui s'en servait pour se donner contenance. Plus il s'en servait, plus il paraissait ce que Balzac appelle tante. Pour peu qu'on y mît un peu d'imagination, le ramage ne se prêtait pas moins à cette interprétation que le plumage. Il commençait à dire des phrases qu'il croyait grand siècle et par là il imitait les manières de Guermantes. Mais un rien indéfinissable faisait qu'elles devenaient du même coup les manières de M. de Charlus. « Je te quitte un instant », me dit-il dans cette soirée où Mme de Marsantes était un peu plus loin. « Je vais faire un doigt de cour à ma mère. »

Quant à cet amour dont il me parlait sans cesse, il n'était pas, d'ailleurs, que celui pour Charlie, bien que ce fût le seul qui comptât pour lui. Quel que soit le genre d'amours d'un homme on se trompe toujours sur le nombre des personnes avec qui il a des liaisons parce qu'on interprète faussement des amitiés comme des liaisons, ce qui est une erreur par addition, mais aussi parce qu'on croit qu'une liaison prouvée en exclut une autre, ce qui est un autre genre d'erreur. Deux personnes peuvent dire : « La maîtresse de X…, je la connais », prononcer deux noms différents et ne se tromper ni l'une ni l'autre. Une femme qu'on aime suffit rarement à tous nos besoins et on la trompe avec une femme qu'on n'aime pas. Quant au genre d'amours que Saint-Loup avait hérités de M. de Charlus, un mari qui y est enclin fait habituellement le bonheur de sa femme. C'est une règle générale à laquelle les Guermantes trouvaient le moyen de faire exception parce que ceux qui avaient ce goût voulaient faire croire qu'ils avaient au contraire celui des femmes. Ils s'affichaient avec l'une ou l'autre et désespéraient la leur. Les Courvoisier en usaient plus sagement. Le jeune vicomte de Courvoisier se croyait seul sur la terre et depuis l'origine du monde à être tenté par quelqu'un de son sexe. Supposant que ce penchant lui venait du diable il lutta contre lui, épousa une femme ravissante, lui fit des enfants. Puis un de ses cousins lui enseigna que ce penchant est assez répandu, poussa la bonté jusqu'à le mener dans des lieux où il pouvait le satisfaire. M. de Courvoisier n'en aima que plus sa femme, redoubla de zèle prolifique, et elle et lui étaient cités comme le meilleur ménage de Paris. On n'en disait point autant de celui de Saint-Loup parce que Robert, au lieu de se contenter de l'inversion, faisait mourir sa femme de jalousie en entretenant, sans plaisir, des maîtresses.

Il est possible que Morel, étant excessivement noir, fût nécessaire à Saint-Loup comme l'ombre l'est au rayon de soleil. On imagine très bien dans cette famille si ancienne un grand seigneur blond doré, intelligent, doué de tous les prestiges et recelant à fond de cale un goût secret, ignoré de tous, pour les nègres.

Robert, d'ailleurs, ne laissait jamais la conversation toucher à ce genre d'amours qui était le sien. Si j'en disais un mot : « Ah ! je ne sais pas », répondait-il avec un détachement si profond qu'il en laissait tomber son monocle, « je n'ai pas soupçon de ces choses-là. Si tu désires des renseignements là-dessus, mon cher, je te conseille de t'adresser ailleurs. Moi, je suis un soldat, un point c'est tout. Autant que ces choses-là m'indiffèrent, autant je suis avec passion la guerre balkanique. Autrefois cela t'intéressait, l'étymologie des batailles. Je te disais alors qu'on reverrait, même dans les conditions les plus différentes, les batailles typiques, par exemple le grand essai d'enveloppement par l'aile, la Bataille d'Ulm. Eh bien ! si spéciales que soient ces guerres balkaniques, Lullé-Burgas c'est encore Ulm, l'enveloppement par l'aile. Voilà les sujets dont tu peux me parler. Mais pour le genre de choses auxquelles tu fais allusion, je m'y connais autant qu'en sanscrit. »

Ces sujets que Robert dédaignait ainsi, Gilberte au contraire quand il était reparti les abordait volontiers en causant avec moi. Non certes relativement à son mari car elle ignorait ou feignait d'ignorer tout. Mais elle s'étendait volontiers sur eux en tant qu'ils concernaient les autres, soit qu'elle y vît une sorte d'excuse indirecte pour Robert, soit que celui-ci, partagé comme son oncle entre un silence sévère à l'égard de ces sujets et un besoin de s'épancher et de médire, l'eût instruite pour beaucoup. Entre tous, M. de Charlus n'était pas épargné ; c'était sans doute que Robert, sans parler de Charlie à Gilberte, ne pouvait s'empêcher avec elle, de lui répéter, sous une forme ou une autre, ce que le violoniste lui avait appris. Et il poursuivait son ancien bienfaiteur de sa haine. Ces conversations, que Gilberte affectionnait, me permirent de lui demander si, dans un genre parallèle, Albertine, dont c'est par elle que jadis j'avais la première fois entendu le nom, quand elles étaient amies de cours, avait de ces goûts. Gilberte ne put me donner ce renseignement. Au reste il y avait longtemps qu'il eût cessé d'offrir quelque intérêt pour moi. Mais je continuais à m'en enquérir machinalement, comme un vieillard ayant perdu la mémoire, qui demande de temps à autre des nouvelles du fils qu'il a perdu.

Ce qui est curieux et ce sur quoi je ne peux m'étendre, c'est à quel point, vers cette époque-là, toutes les personnes qu'aimait Albertine, toutes celles qui auraient pu lui faire faire ce qu'elles auraient voulu, demandèrent, implorèrent, j'oserai dire mendièrent, à défaut de mon amitié, quelques relations avec moi. Il n'y aurait plus eu besoin d'offrir de l'argent à Mme Bontemps pour qu'elle me renvoyât Albertine. Ce retour de la vie se produisant quand il ne servait plus à rien, m'attristait profondément, non à cause d'Albertine, que j'eusse reçue sans plaisir si elle m'eût été ramenée non plus de Touraine, mais de l'autre monde, mais à cause d'une jeune femme que j'aimais et que je ne pouvais arriver à voir. Je me disais que si elle mourait, ou si je ne l'aimais plus, tous ceux qui eussent pu me rapprocher d'elle tomberaient à mes yeux. En attendant j'essayais en vain d'agir sur eux, n'étant pas guéri par l'expérience qui aurait dû m'apprendre – si elle apprenait jamais rien – qu'aimer est un mauvais sort comme ceux qu'il y a dans les contes, contre quoi on ne peut rien jusqu'à ce que l'enchantement ait cessé.

« Justement le livre que je tiens là parle de ces choses », me dit-elle. (Je parlai à Robert de ce mystérieux : « Nous nous serions bien entendus. » Il déclara ne pas s'en souvenir et que cela n'avait en tout cas aucun sens particulier.)

« C'est un vieux Balzac que je pioche pour me mettre à la hauteur de mes oncles, La Fille aux yeux d'or. Mais c'est absurde, invraisemblable, un beau cauchemar. D'ailleurs, une femme peut peut-être être surveillée ainsi par une autre femme, jamais par un homme. – Vous vous trompez, j'ai connu une femme qu'un homme qui l'aimait était arrivé véritablement à séquestrer ; elle ne pouvait jamais voir personne, et sortir seulement avec des serviteurs dévoués. – Eh bien, cela devrait vous faire horreur à vous qui êtes si bon. Justement nous disions avec Robert que vous devriez vous marier. Votre femme vous guérirait et vous feriez son bonheur. – Non, parce que j'ai trop mauvais caractère. – Quelle idée ! – Je vous assure ! J'ai, du reste, été fiancé, mais je n'ai pas pu me décider à l'épouser (et elle y a renoncé elle-même, à cause de mon caractère indécis et tracassier). » C'était, en effet, sous cette forme trop simple que je jugeais mon aventure avec Albertine, maintenant que je ne voyais plus cette aventure que du dehors.

J'étais triste en remontant dans ma chambre de penser que je n'avais pas été une seule fois revoir l'église de Combray qui semblait m'attendre au milieu des verdures dans une fenêtre toute violacée. Je me disais : « Tant pis, ce sera pour une autre année, si je ne meurs pas d'ici là », ne voyant pas d'autre obstacle que ma mort et n'imaginant pas celle de l'église qui me semblait devoir durer longtemps après ma mort comme elle avait duré longtemps avant ma naissance.

Un jour pourtant je parlai à Gilberte d'Albertine et lui demandai si celle-ci aimait les femmes. « Oh ! pas du tout. – Mais vous disiez autrefois qu'elle avait mauvais genre. – J'ai dit cela, moi ? vous devez vous tromper. En tout cas si je l'ai dit, mais vous faites erreur, je parlais au contraire d'amourettes avec des jeunes gens. À cet âge-là, du reste, cela n'allait d'ailleurs probablement pas bien loin. » Gilberte disait-elle cela pour me cacher qu'elle-même, selon ce qu'Albertine m'avait dit, aimait les femmes, et avait fait à Albertine des propositions ? Ou bien (car les autres sont souvent plus renseignés sur notre vie que nous ne croyons) savait-elle que j'avais aimé, que j'avais été jaloux d'Albertine et (les autres pouvant savoir plus de vérité sur nous que nous ne croyons, mais l'étendre aussi trop loin, et être dans l'erreur par des suppositions excessives, alors que nous les avions espérés dans l'erreur par l'absence de toute supposition) s'imaginait-elle que je l'étais encore et me mettait-elle sur les yeux, par bonté, ce bandeau qu'on a toujours tout prêt pour les jaloux ? En tout cas, les paroles de Gilberte depuis « le mauvais genre » d'autrefois jusqu'au certificat de bonne vie et moeurs d'aujourd'hui suivaient une marche inverse des affirmations d'Albertine qui avait fini presque par avouer de demi-rapports avec Gilberte. Albertine m'avait étonné en cela, comme sur ce que m'avait dit Andrée, car pour toute cette petite bande j'avais d'abord cru avant de la connaître à sa perversité ; je m'étais rendu compte de mes fausses suppositions, comme il arrive si souvent quand on trouve une honnête fille et presque ignorante des réalités de l'amour dans le milieu qu'on avait cru à tort le plus dépravé. Puis j'avais refait le chemin en sens contraire, reprenant pour vraies mes suppositions du début. Mais peut-être Albertine avait-elle voulu me dire cela pour avoir l'air plus expérimentée qu'elle n'était et pour m'éblouir à Paris du prestige de sa perversité, comme la première fois à Balbec par celui de sa vertu. Et tout simplement quand je lui avais parlé des femmes qui aimaient les femmes, pour ne pas avoir l'air de ne pas savoir ce que c'était, comme dans une conversation on prend un air entendu si on parle de Fourier ou de Tobolsk, encore qu'on ne sache pas ce que c'est. Elle avait peut-être vécu près de l'amie de Mlle Vinteuil et d'Andrée, séparée par une cloison étanche d'elles qui croyaient qu'elle « n'en était pas », ne s'était renseignée ensuite – comme une femme qui épouse un homme de lettres cherche à se cultiver – qu'afin de me complaire en se rendant capable de répondre à mes questions, jusqu'au jour où elle avait compris qu'elles étaient inspirées par la jalousie et où elle avait fait machine en arrière. À moins que ce fût Gilberte qui me mentît. L'idée même me vint que c'était pour avoir appris d'elle, au cours d'un flirt qu'il aurait conduit dans le sens qui l'intéressait, qu'elle ne détestait pas les femmes, que Robert l'avait épousée, espérant des plaisirs qu'il n'avait pas dû trouver chez lui puisqu'il les prenait ailleurs. Aucune de ces hypothèses n'était absurde, car chez des femmes comme la fille d'Odette ou les jeunes filles de la petite bande il y a une telle diversité, un tel cumul de goûts alternants si même ils ne sont pas simultanés, qu'elles passent aisément d'une liaison avec une femme à un grand amour pour un homme, si bien que définir le goût réel et dominant reste difficile.

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