215 Bloch s'était montré enchanté de l'idée de connaître M. de Norpois

Bloch s'était montré enchanté de l'idée de connaître M. de Norpois. Il eût aimé, disait-il, le faire parler sur l'affaire Dreyfus.

« Il y a là une mentalité que je connais mal et ce serait assez piquant de prendre une interview à ce diplomate considérable », dit-il d'un ton sarcastique pour ne pas avoir l'air de se juger inférieur à l'ambassadeur.

Mme de Villeparisis regretta qu'il eût dit cela aussi tout haut mais n'y attacha pas grande importance quand elle vit que l'archiviste, dont les opinions nationalistes la tenaient pour ainsi dire à la chaîne, se trouvait placé trop loin pour avoir pu entendre. Elle fut plus choquée d'entendre que Bloch, entraîné par le démon de sa mauvaise éducation qui l'avait préalablement rendu aveugle, lui demandait, en riant à la plaisanterie paternelle :

« N'ai-je pas lu de lui une savante étude où il démontrait pour quelles raisons irréfutables la guerre russo-japonaise devait se terminer par la victoire des Russes et la défaite des japonais ? Et n'est-il pas un peu gâteux ? Il me semble que c'est lui que j'ai vu viser son siège, avant d'aller s'y asseoir, en glissant comme sur des roulettes.

— Jamais de la vie ! Attendez un instant, ajouta la marquise, je ne sais pas ce qu'il peut faire. »

Elle sonna et quand le domestique fut entré, comme elle ne dissimulait nullement et même aimait à montrer que son vieil ami passait la plus grande partie de son temps chez elle :

« Allez donc dire à M. de Norpois de venir, il est en train de classer des papiers dans mon bureau, il a dit qu'il viendrait dans vingt minutes et voilà une heure trois quarts que je l'attends. Il vous parlera de l'affaire Dreyfus, de tout ce que vous voudrez, dit-elle d'un ton boudeur à Bloch, il n'approuve pas beaucoup ce qui se passe. »

Car M. de Norpois était mal avec le ministère actuel, et Mme de Villeparisis, bien qu'il ne se fût pas permis de lui amener des personnes du gouvernement (elle gardait tout de même sa hauteur de dame de la grande aristocratie et restait en dehors et au-dessus des relations qu'il était obligé de cultiver), était par lui au courant de ce qui se passait. Pareillement, ces hommes politiques du régime n'auraient pas osé demander à M. de Norpois de les présenter à Mme de Villeparisis. Mais plusieurs étaient allés le chercher chez elle à la campagne, quand ils avaient eu besoin de son concours dans des circonstances graves. On savait l'adresse. On allait au château. On ne voyait pas la châtelaine. Mais au dîner elle disait : « Monsieur, je sais qu'on est venu vous déranger. Les affaires vont-elles mieux ? »

« Vous n'êtes pas trop pressé ? demanda Mme de Villeparisis à Bloch.

— Non, non, je voulais partir parce que je ne suis pas très bien, il est même question que je fasse une cure à Vichy pour ma vésicule biliaire, dit-il en articulant ces mots avec une ironie satanique.

— Tiens, mais justement mon petit-neveu Châtellerault doit y aller, vous devriez arranger cela ensemble. Est-ce qu'il est encore là ? Il est gentil, vous savez », dit Mme de Villeparisis de bonne foi peut-être, et pensant que des gens qu'elle connaissait tous deux n'avaient aucune raison de ne pas se lier.

« Oh ! je ne sais si ça lui plairait, je ne le connais… qu'à peine, il est là-bas plus loin » dit Bloch confus et ravi. Le maître d'hôtel n'avait pas dû exécuter d'une façon complète la commission dont il venait d'être chargé pour M. de Norpois. Car celui-ci, pour faire croire qu'il arrivait du dehors et n'avait pas encore vu la maîtresse de la maison, prit au hasard un chapeau dans l'antichambre et vint baiser cérémonieusement la main de Mme de Villeparisis, en lui demandant de ses nouvelles avec le même intérêt qu'on manifeste après une longue absence. Il ignorait que la marquise avait préalablement ôté toute vraisemblance à cette comédie, à laquelle elle coupa court d'ailleurs en emmenant M. de Norpois et Bloch dans un salon voisin. Bloch qui avait vu toutes les amabilités qu'on faisait à celui qu'il ne savait pas encore être M. de Norpois, et les saluts compassés, gracieux et profonds par lesquels l'ambassadeur y répondait, Bloch se sentant inférieur à tout ce cérémonial et vexé de penser qu'il ne s'adresserait jamais à lui, m'avait dit pour avoir l'air à l'aise : « Qu'est-ce que cette espèce d'imbécile ? » Peut-être du reste toutes les salutations de M. de Norpois choquant ce qu'il y avait de meilleur en Bloch, la franchise plus directe d'un milieu moderne, est-ce en partie sincèrement qu'il les trouvait ridicules. En tout cas elles cessèrent de le lui paraître et même l'enchantèrent dès la seconde où ce fut lui, Bloch, qui se trouva en être l'objet.

« Monsieur l'ambassadeur, dit Mme de Villeparisis, je voudrais vous faire connaître monsieur. Monsieur Bloch, monsieur le marquis de Norpois. » Elle tenait malgré la façon dont elle rudoyait M. de Norpois, à lui dire : « Monsieur l'ambassadeur » par savoir-vivre, par considération exagérée du rang d'ambassadeur, considération que le marquis lui avait inculquée, et enfin pour appliquer ces manières moins familières, plus cérémonieuses à l'égard d'un certain homme, lesquelles dans le salon d'une femme distinguée, tranchant avec la liberté dont elle use avec ses autres habitués, désignent aussitôt son amant.

M. de Norpois noya son regard bleu dans sa barbe blanche, abaissa profondément sa haute taille comme s'il l'inclinait devant tout ce que lui représentait de notoire et d'imposant le nom de Bloch, murmura : « Je suis enchanté », tandis que son jeune interlocuteur, ému mais trouvant que le célèbre diplomate allait trop loin, rectifia avec empressement et dit : « Mais pas du tout, au contraire, c'est moi qui suis enchanté ! » Mais cette cérémonie, que M. de Norpois par amitié pour Mme de Villeparisis renouvelait avec chaque inconnu que sa vieille amie lui présentait, ne parut pas à celle-ci une politesse suffisante pour Bloch à qui elle dit :

« Mais demandez-lui tout ce que vous voulez savoir, emmenez-le à côté si cela est plus commode ; il sera enchanté de causer avec vous. Je crois que vous vouliez lui parler de l'affaire Dreyfus », ajouta-t-elle sans plus se préoccuper si cela faisait plaisir à M. de Norpois qu'elle n'eût pensé à demander leur agrément au portrait de la duchesse de Montmorency avant de le faire éclairer pour l'historien, ou au thé avant d'en offrir une tasse.

« Parlez-lui fort, dit-elle à Bloch, il est un peu sourd, mais il vous dira tout ce que vous voudrez, il a très bien connu Bismarck, Cavour. N'est-ce pas, Monsieur, dit-elle avec force, vous avez bien connu Bismarck ?

— Avez-vous quelque chose sur le chantier ? » me demanda M. de Norpois avec un signe d'intelligence en me serrant la main cordialement. J'en profitai pour le débarrasser obligeamment du chapeau qu'il avait cru devoir apporter en signe de cérémonie, car je venais de m'apercevoir que c'était le mien qu'il avait pris au hasard. « Vous m'aviez montré une oeuvrette un peu tarabiscotée où vous coupiez les cheveux en quatre. Je vous ai donné franchement mon avis ; ce que vous aviez fait ne valait pas la peine que vous le couchiez sur le papier. Nous préparez-vous quelque chose ? Vous êtes très féru de Bergotte, si je me souviens bien. – Ah ! ne dites pas de mal de Bergotte, s'écria la duchesse. – Je ne conteste pas son talent de peintre, nul ne s'en aviserait, duchesse. Il sait graver au burin ou à l'eau-forte, sinon brosser, comme M. Cherbuliez, une grande composition. Mais il me semble que notre temps fait une confusion de genres et que le propre du romancier est plutôt de nouer une intrigue et d'élever les coeurs que de fignoler à la pointe sèche un frontispice ou un cul-de-lampe. Je verrai votre père dimanche chez ce brave A. J. » ajouta-t-il en se tournant vers moi.

J'espérai un instant, en le voyant parler à Mme de Guermantes, qu'il me prêterait peut-être pour aller chez elle l'aide qu'il m'avait refusée pour aller chez Mme Swann. « Une autre de mes grandes admirations, lui dis-je, c'est Elstir. Il paraît que la duchesse de Guermantes en a de merveilleux, notamment cette admirable botte de radis, que j'ai aperçue à l'Exposition et que j'aimerais tant revoir ; quel chef-d'oeuvre que ce tableau ! » Et en effet, si j'avais été un homme en vue, et qu'on m'eût demandé le morceau de peinture que je préférais, j'aurais cité cette botte de radis.

« Un chef-d'oeuvre ? s'écria M. de Norpois avec un air d'étonnement et de blâme. Ce n'a même pas la prétention d'être un tableau, mais une simple esquisse » (il avait raison). « Si vous appelez chef-d'oeuvre cette vive pochade, que direz-vous de la Vierge d'Hébert ou de Dagnan-Bouveret ?

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