198 Ces théories de Saint-Loup me rendaient heureux

Ces théories de Saint-Loup me rendaient heureux. Elles me faisaient espérer que peut-être je n'étais pas dupe dans ma vie de Doncières, à l'égard de ces officiers dont j'entendais parler en buvant du sauternes qui projetait sur eux son reflet charmant, de ce même grossissement qui m'avait fait paraître énormes, tant que j'étais à Balbec, le roi et la reine d'Océanie, la petite société des quatre gourmets, le jeune homme joueur, le beau-frère de Legrandin, maintenant diminués à mes yeux jusqu'à me paraître inexistants. Ce qui me plaisait aujourd'hui ne me deviendrait peut-être pas indifférent demain, comme cela m'était toujours arrivé jusqu'ici, l'être que j'étais encore en ce moment n'était peut-être pas voué à une destruction prochaine, puisque, à la passion ardente et fugitive que je portais, ces quelques soirs, à tout ce qui concernait la vie militaire, Saint-Loup, par ce qu'il venait de me dire touchant l'art de la guerre, ajoutait un fondement intellectuel, d'une nature permanente, capable de m'attacher assez fortement pour que je pusse croire, sans essayer de me tromper moi-même, qu'une fois parti, je continuerais à m'intéresser aux travaux de mes amis de Doncières et ne tarderais pas à revenir parmi eux. Afin d'être plus assuré pourtant que cet art de la guerre fût bien un art au sens spirituel du mot :

« Vous m'intéressez, pardon, tu m'intéresses beaucoup, dis-je à Saint-Loup, mais dis-moi, il y a un point qui m'inquiète. Je sens que je pourrais me passionner pour l'art militaire, mais pour cela il faudrait que je ne le crusse pas différent à tel point des autres arts, que la règle apprise n'y fût pas tout. Tu me dis qu'on calque des batailles. Je trouve cela en effet esthétique, comme tu disais, de voir sous une bataille moderne une plus ancienne, je ne peux te dire comme cette idée me plaît. Mais alors, est-ce que le génie du chef n'est rien ? Ne fait-il vraiment qu'appliquer des règles ? Ou bien, à science égale, y a-t-il des grands généraux comme il y a de grands chirurgiens qui, les éléments fournis par deux états maladifs étant les mêmes au point de vue matériel, sentent pourtant à un rien, peut-être fait de leur expérience, mais interprété, que dans tel cas ils ont plutôt à faire ceci, dans tel cas plutôt à faire cela, que dans tel cas il convient plutôt d'opérer, dans tel cas de s'abstenir ?

— Mais je crois bien ! Tu verras Napoléon ne pas attaquer quand toutes les règles voulaient qu'il attaquât, mais une obscure divination le lui déconseillait. Par exemple, vois à Austerlitz ou bien, en 1806, ses instructions à Lannes. Mais tu verras des généraux imiter scolastiquement telle manoeuvre de Napoléon et arriver au résultat diamétralement opposé. Dix exemples de cela en 1870. Mais même pour l'interprétation de ce que peut faire l'adversaire, ce qu'il fait n'est qu'un symptôme qui peut signifier beaucoup de choses différentes. Chacune de ces choses a autant de chance d'être la vraie, si on s'en tient au raisonnement et à la science, de même que, dans certains cas complexes, toute la science médicale du monde ne suffira pas à décider si la tumeur invisible est fibreuse ou non, si l'opération doit être faite ou pas. C'est le flair, la divination genre Mme de Thèbes (tu me comprends) qui décide chez le grand général comme chez le grand médecin. Ainsi je t'ai dit, pour te prendre un exemple, ce que pouvait signifier une reconnaissance au début d'une bataille. Mais elle peut signifier dix autres choses, par exemple faire croire à l'ennemi qu'on va attaquer sur un point pendant qu'on veut attaquer sur un autre, tendre un rideau qui l'empêchera de voir les préparatifs de l'opération réelle, le forcer à amener des troupes, à les fixer, à les immobiliser dans un autre endroit que celui où elles sont nécessaires, se rendre compte des forces dont il dispose, le tâter, le forcer à découvrir son jeu. Même quelquefois, le fait qu'on engage dans une opération des troupes énormes n'est pas la preuve que cette opération soit la vraie ; car on peut l'exécuter pour de bon, bien qu'elle ne soit qu'une feinte, pour que cette feinte ait plus de chances de tromper. Si j'avais le temps de te raconter à ce point de vue les guerres de Napoléon, je t'assure que ces simples mouvements classiques que nous étudions, et que tu nous verras faire en service en campagne, par simple plaisir de promenade, jeune cochon ; non, je sais que tu es malade, pardon ! eh bien, dans une guerre, quand on sent derrière eux la vigilance, le raisonnement et les profondes recherches du haut commandement, on est ému devant eux comme devant les simples feux d'un phare, lumière matérielle, mais émanation de l'esprit et qui fouille l'espace pour signaler le péril aux vaisseaux. J'ai même peut-être tort de te parler seulement littérature de guerre. En réalité, comme la constitution du sol, la direction du vent et de la lumière indiquent de quel côté un arbre poussera, les conditions dans lesquelles se fait une campagne, les caractéristiques du pays où on manoeuvre, commandent en quelque sorte et limitent les plans entre lesquels le général peut choisir. De sorte que le long des montagnes, dans un système de vallées, sur telles plaines, c'est presque avec le caractère de nécessité et de beauté grandiose des avalanches que tu peux prédire la marche des armées.

— Tu me refuses maintenant la liberté chez le chef, la divination chez l'adversaire qui veut lire dans ses plans, que tu m'octroyais tout à l'heure.

— Mais pas du tout ! Tu te rappelles ce livre de philosophie que nous lisions ensemble à Balbec, la richesse du monde des possibles par rapport au monde réel. Eh bien ! c'est encore ainsi en art militaire. Dans une situation donnée il y aura quatre plans qui s'imposent et entre lesquels le général a pu choisir, comme une maladie peut suivre diverses évolutions auxquelles le médecin doit s'attendre. Et là encore la faiblesse et la grandeur humaines sont des causes nouvelles d'incertitude. Car entre ces quatre plans, mettons que des raisons contingentes (comme des buts accessoires à atteindre, ou le temps qui presse, ou le petit nombre et le mauvais ravitaillement de ses effectifs) fassent préférer au général le premier plan qui est moins parfait, mais d'une exécution moins coûteuse, plus rapide, et ayant pour terrain un pays plus riche pour nourrir son armée. Il peut, ayant commencé par ce premier plan dans lequel l'ennemi, d'abord incertain, lira bientôt, ne pas pouvoir y réussir, à cause d'obstacles trop grands – c'est ce que j'appelle l'aléa né de la faiblesse humaine –, l'abandonner et essayer du deuxième ou du troisième ou du quatrième plan. Mais il se peut aussi qu'il n'ait essayé du premier – et c'est ici ce que j'appelle la grandeur humaine – que par feinte pour fixer l'adversaire de façon à le surprendre là où il ne croyait pas être attaqué. C'est ainsi qu'à Ulm, Mack, qui attendait l'ennemi à l'ouest, fut enveloppé par le nord où il se croyait bien tranquille. Mon exemple n'est du reste pas très bon. Et Ulm est un meilleur type de bataille d'enveloppement que l'avenir verra se reproduire parce qu'il n'est pas seulement un exemple classique dont les généraux s'inspireront mais une forme en quelque sorte nécessaire (nécessaire entre d'autres, ce qui laisse le choix, la variété), comme un type de cristallisation. Mais tout cela ne fait rien parce que ces cadres sont malgré tout factices. J'en reviens à notre livre de philosophie, c'est comme les principes rationnels, ou les lois scientifiques, la réalité se conforme à cela, à peu près, mais rappelle-toi le grand mathématicien Poincaré, il n'est pas sûr que les mathématiques soient rigoureusement exactes. Quant aux règlements eux-mêmes, dont je t'ai parlé, ils sont en somme d'une importance secondaire et d'ailleurs on les change de temps en temps. Ainsi pour nous autres cavaliers, nous vivons sur le Service en campagne de 1895 dont on peut dire qu'il est périmé, puisqu'il repose sur la vieille et désuète doctrine qui considère que le combat de cavalerie n'a guère qu'un effet moral par l'effroi que la charge produit sur l'adversaire. Or, les plus intelligents de nos maîtres, tout ce qu'il y a de meilleur dans la cavalerie, et notamment le commandant dont je te parlais, envisagent au contraire que la décision sera obtenue par une véritable mêlée où on s'escrimera du sabre et de la lance et où le plus tenace sera vainqueur non pas simplement moralement et par impression de terreur, mais matériellement.

— Saint-Loup a raison et il est probable que le prochain Service en campagne portera la trace de cette évolution, dit mon voisin.

— Je ne suis pas fâché de ton approbation, car tes avis semblent faire plus impression que les miens sur mon ami », dit en riant Saint-Loup, soit que cette sympathie naissante entre son camarade et moi l'agaçât un peu, soit qu'il trouvât gentil de la consacrer en la constatant aussi officiellement. « Et puis j'ai peut-être diminué l'importance des règlements. On les change, c'est certain. Mais en attendant ils commandent la situation militaire, les plans de campagne et de concentration. S'ils reflètent une fausse conception stratégique, ils peuvent être le principe initial de la défaite. Tout cela, c'est un peu technique pour toi, me dit-il. Au fond, dis-toi bien que ce qui précipite le plus l'évolution de l'art de la guerre, ce sont les guerres elles-mêmes. Au cours d'une campagne, si elle est un peu longue, on voit l'un des belligérants profiter des leçons que lui donnent les succès et les fautes de l'adversaire, perfectionner les méthodes de celui-ci qui, à son tour, enchérit. Mais cela c'est du passé. Avec les terribles progrès de l'artillerie, les guerres futures, s'il y a encore des guerres, seront si courtes qu'avant qu'on ait pu songer à tirer parti de l'enseignement, la paix sera faite.

— Ne sois pas si susceptible », dis-je à Saint-Loup, répondant à ce qu'il avait dit avant ces dernières paroles. « Je t'ai écouté avec assez d'avidité !

— Si tu veux bien ne plus prendre la mouche et le permettre, reprit l'ami de Saint-Loup, j'ajouterai à ce que tu viens de dire que, si les batailles s'imitent et se superposent, ce n'est pas seulement à cause de l'esprit du chef. Il peut arriver qu'une erreur du chef (par exemple son appréciation insuffisante de la valeur de l'adversaire) l'amène à demander à ses troupes des sacrifices exagérés, sacrifices que certaines unités accompliront avec une abnégation si sublime que leur rôle sera par là analogue à celui de telle autre unité dans telle autre bataille, et seront cités dans l'histoire comme des exemples interchangeables : pour nous en tenir à 1870, la garde prussienne à Saint-Privat, les turcos à Froeschwiller et à Wissembourg.

— Ah ! interchangeables, très exact ! excellent ! tu es intelligent » dit Saint-Loup.

Je n'étais pas indifférent à ces derniers exemples, comme chaque fois que sous le particulier on me montrait le général. Mais pourtant le génie du chef, voilà ce qui m'intéressait, j'aurais voulu me rendre compte en quoi il consistait, comment, dans une circonstance donnée, où le chef sans génie ne pourrait résister à l'adversaire, s'y prendrait le chef génial pour rétablir la bataille compromise, ce qui, au dire de Saint-Loup, était très possible et avait été réalisé par Napoléon plusieurs fois. Et pour comprendre ce que c'était que la valeur militaire, je demandais des comparaisons entre les généraux dont je savais les noms, lequel avait le plus une nature de chef, des dons de tacticien, quitte à ennuyer mes nouveaux amis, qui du moins ne le laissaient pas voir et me répondaient avec une infatigable bonté.

Je me sentais séparé (non seulement de la grande nuit glacée qui s'étendait au loin et dans laquelle nous entendions de temps en temps le sifflet d'un train qui ne faisait que rendre plus vif le plaisir d'être là, ou les tintements d'une heure qui heureusement était encore éloignée de celle où ces jeunes gens devraient reprendre leurs sabres et rentrer) mais aussi de toutes les préoccupations extérieures, presque du souvenir de Mme de Guermantes, par la bonté de Saint-Loup à laquelle celle de ses amis qui s'y ajoutait donnait comme plus d'épaisseur, par la chaleur aussi de cette petite salle à manger, par la saveur des plats raffinés qu'on nous servait. Ils donnaient autant de plaisir à mon imagination qu'à ma gourmandise ; parfois le petit morceau de nature d'où ils avaient été extraits, bénitier rugueux de l'huître dans lequel restent quelques gouttes d'eau salée, ou sarment noueux, pampres jaunis d'une grappe de raisin, les entourait encore, incomestible, poétique et lointain comme un paysage, et faisant se succéder au cours du dîner les évocations d'une sieste sous une vigne et d'une promenade en mer ; d'autres soirs c'est par le cuisinier seulement qu'était mise en relief cette particularité originale des mets, qu'il présentait dans son cadre naturel comme une oeuvre d'art ; et un poisson cuit au court-bouillon était apporté dans un long plat en terre, où, comme il se détachait en relief sur des jonchées d'herbes bleuâtres, infrangible mais contourné encore d'avoir été jeté vivant dans l'eau bouillante, entouré d'un cercle de coquillages, d'animalcules satellites, crabes, crevettes et moules, il avait l'air d'apparaître dans une céramique de Bernard Palissy.

« Je suis jaloux, je suis furieux », me dit Saint-Loup, moitié en riant, moitié sérieusement, faisant allusion aux interminables conversations à part que j'avais avec son ami. « Est-ce que vous le trouvez plus intelligent que moi ? Est-ce que vous l'aimez mieux que moi ? Alors, comme ça, il n'y en a plus que pour lui ? » (Les hommes qui aiment énormément une femme, qui vivent dans une société d'hommes à femmes se permettent des plaisanteries que d'autres qui y verraient moins d'innocence n'oseraient pas.)

Dès que la conversation devenait générale, on évitait de parler de Dreyfus de peur de froisser Saint-Loup. Pourtant, une semaine plus tard, deux de ses camarades firent remarquer combien il était curieux que, vivant dans un milieu si militaire, il fût tellement dreyfusard, presque antimilitariste : « C'est, dis-je, ne voulant pas entrer dans des détails, que l'influence du milieu n'a pas l'importance qu'on croit… » Certes, je comptais m'en tenir là et ne pas reprendre les réflexions que j'avais présentées à Saint-Loup quelques jours plus tôt. Malgré cela, comme ces mots-là, du moins, je les lui avais dits presque textuellement, j'allais m'en excuser en ajoutant : « C'est justement ce que l'autre jour… » Mais j'avais compté sans le revers qu'avait la gentille admiration de Robert pour moi et pour quelques autres personnes. Cette admiration se complétait d'une si entière assimilation de leurs idées qu'au bout de quarante-huit heures il avait oublié que ces idées n'étaient pas de lui. Aussi en ce qui concernait ma modeste thèse, Saint-Loup, absolument comme si elle eût toujours habité son cerveau et si je ne faisais que chasser sur ses terres, crut devoir me souhaiter la bienvenue avec chaleur et m'approuver.

« Mais oui ! le milieu n'a pas d'importance. »

Et avec la même force que s'il avait eu peur que je l'interrompisse ou ne le comprisse pas :

« La vraie influence, c'est celle du milieu intellectuel ! On est l'homme de son idée ! »

Il s'arrêta un instant, avec le sourire de quelqu'un qui a bien digéré, laissa tomber son monocle, et posant son regard comme une vrille sur moi :

« Tous les hommes d'une même idée sont pareils », me dit-il, d'un air de défi. Il n'avait sans doute aucun souvenir que je lui avais dit peu de jours auparavant ce qu'il s'était en revanche si bien rappelé.

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