047 Mon grand-père avait précisément connu

Mon grand-père avait précisément connu, ce qu’on n’aurait pu dire d’aucun de leurs amis actuels, la famille de ces Verdurin. Mais il avait perdu toute relation avec celui qu’il appelait le « jeune Verdurin » et qu’il considérait, un peu en gros, comme tombé – tout en gardant de nombreux millions – dans la bohème et la racaille. Un jour il reçut une lettre de Swann lui demandant s’il ne pourrait pas le mettre en rapport avec les Verdurin : « À la garde ! à la garde ! s’était écrié mon grand-père, ça ne m’étonne pas du tout, c’est bien par là que devait finir Swann. Joli milieu ! D’abord je ne peux pas faire ce qu’il me demande parce que je ne connais plus ce monsieur. Et puis ça doit cacher une histoire de femme, je ne me mêle pas de ces affaires-là. Ah bien ! nous allons avoir de l’agrément si Swann s’affuble des petits Verdurin. »

Et sur la réponse négative de mon grand-père, c’est Odette qui avait amené elle-même Swann chez les Verdurin.

Les Verdurin avaient eu à dîner, le jour où Swann y fit ses débuts, le docteur et Mme Cottard, le jeune pianiste et sa tante, et le peintre qui avait alors leur faveur, auxquels s’étaient joints dans la soirée quelques autres fidèles.

Le docteur Cottard ne savait jamais d’une façon certaine de quel ton il devait répondre à quelqu’un, si son interlocuteur voulait rire ou était sérieux. Et à tout hasard il ajoutait à toutes ses expressions de physionomie l’offre d’un sourire conditionnel et provisoire dont la finesse expectante le disculperait du reproche de naïveté, si le propos qu’on lui avait tenu se trouvait avoir été facétieux. Mais comme pour faire face à l’hypothèse opposée il n’osait pas laisser ce sourire s’affirmer nettement sur son visage, on y voyait flotter perpétuellement une incertitude où se lisait la question qu’il n’osait pas poser : « Dites-vous cela pour de bon ? » Il n’était pas plus assuré de la façon dont il devait se comporter dans la rue, et même en général dans la vie, que dans un salon, et on le voyait opposer aux passants, aux voitures, aux événements un malicieux sourire qui ôtait d’avance à son attitude toute impropriété, puisqu’il prouvait, si elle n’était pas de mise, qu’il le savait bien et que s’il avait adopté celle-là, c’était par plaisanterie.

Sur tous les points cependant où une franche question lui semblait permise, le docteur ne se faisait pas faute de s’efforcer de restreindre le champ de ses doutes et de compléter son instruction.

C’est ainsi que, sur les conseils qu’une mère prévoyante lui avait donnés quand il avait quitté sa province, il ne laissait jamais passer soit une locution ou un nom propre qui lui étaient inconnus, sans tâcher de se faire documenter sur eux.

Pour les locutions, il était insatiable de renseignements, car, leur supposant parfois un sens plus précis qu’elles n’ont, il eût désiré savoir ce qu’on voulait dire exactement par celles qu’il entendait le plus souvent employer : la beauté du diable, du sang bleu, une vie de bâton de chaise, le quart d’heure de Rabelais, être le prince des élégances, donner carte blanche, être réduit à quia, etc., et dans quels cas déterminés il pouvait à son tour les faire figurer dans ses propos. À leur défaut, il plaçait des jeux de mots qu’il avait appris. Quant aux noms de personnes nouveaux qu’on prononçait devant lui il se contentait seulement de les répéter sur un ton interrogatif qu’il pensait suffisant pour lui valoir des explications qu’il n’aurait pas l’air de demander.

Comme le sens critique qu’il croyait exercer sur tout lui faisait complètement défaut, le raffinement de politesse qui consiste à affirmer, à quelqu’un qu’on oblige, sans souhaiter d’en être cru, que c’est à lui qu’on a obligation, était peine perdue avec lui, il prenait tout au pied de la lettre. Quel que fût l’aveuglement de Mme Verdurin à son égard, elle avait fini, tout en continuant à le trouver très fin, par être agacée de voir que quand elle l’invitait dans une avant-scène à entendre Sarah Bernhardt, lui disant, pour plus de grâce : « Vous êtes trop aimable d’être venu, Docteur, d’autant plus que je suis sûre que vous avez déjà souvent entendu Sarah Bernhardt, et puis nous sommes peut-être trop près de la scène », le docteur Cottard qui était entré dans la loge avec un sourire qui attendait pour se préciser ou pour disparaître que quelqu’un d’autorisé le renseignât sur la valeur du spectacle, lui répondait : « En effet on est beaucoup trop près et on commence à être fatigué de Sarah Bernhardt. Mais vous m’avez exprimé le désir que je vienne. Pour moi vos désirs sont des ordres. Je suis trop heureux de vous rendre ce petit service. Que ne ferait-on pas pour vous être agréable, vous êtes si bonne ! » Et il ajoutait : « Sarah Bernhardt, c’est bien la Voix d’Or, n’est-ce pas ? On écrit souvent aussi qu’elle brûle les planches. C’est une expression bizarre, n’est-ce pas ? » dans l’espoir de commentaires qui ne venaient point.

« Tu sais, avait dit Mme Verdurin à son mari, je crois que nous faisons fausse route quand par modestie nous déprécions ce que nous offrons au docteur. C’est un savant qui vit en dehors de l’existence pratique, il ne connaît pas par lui-même la valeur des choses et il s’en rapporte à ce que nous lui en disons. — Je n’avais pas osé te le dire, mais je l’avais remarqué », répondit M. Verdurin. Et au jour de l’An suivant, au lieu d’envoyer au docteur Cottard un rubis de trois mille francs en lui disant que c’était bien peu de chose, M. Verdurin acheta pour trois cents francs une pierre reconstituée en laissant entendre qu’on pouvait difficilement en voir d’aussi belle.

Quand Mme Verdurin avait annoncé qu’on aurait, dans la soirée, M. Swann : « Swann ? » s’était écrié le docteur d’un accent rendu brutal par la surprise, car la moindre nouvelle prenait toujours plus au dépourvu que quiconque cet homme qui se croyait perpétuellement préparé à tout. Et voyant qu’on ne lui répondait pas : « Swann ? Qui ça, Swann ! » hurla-t-il au comble d’une anxiété qui se détendit soudain quand Mme Verdurin eut dit : « Mais l’ami dont Odette nous avait parlé. — Ah ! bon, bon, ça va bien », répondit le docteur apaisé. Quant au peintre, il se réjouissait de l’introduction de Swann chez Mme Verdurin, parce qu’il le supposait amoureux d’Odette et qu’il aimait à favoriser les liaisons. « Rien ne m’amuse comme de faire des mariages, confia-t-il, dans l’oreille, au docteur Cottard, j’en ai déjà réussi beaucoup, même entre femmes ! »

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